Retour à Romerillo : le hasard de mes pérégrinations me ramène dans cette zone, ancien llega y pon élevé sans plan préalable, dans ce Cubanacán de lignage aristocratique, entre ISA, aéroport militaire et la très select 5ta Avenida, à deux pas de l’océan.
Romerillo était sur le devant de la scène en 2015, lorsque Kcho y a ouvert son Museo Organico Romerillo, une expérience d’art dans l’Espace Public qui a duré le temps d’une Biennale. On pouvait alors y contempler l’étrange spectacle d’œuvres de Servando Cabrera et Amelia Pelaez trônant sur les étagères de la bodega.
Pourtant je ne garde aucun souvenir de ces inscriptions énigmatiques sur les murs. Comme quoi il ne faut pas se fier à la mémoire…
Un mot par-ci, un fragment de phrase par là : Un exercice des élèves de l’ISA voisine ? Renseignements pris, il s’agit de l’œuvre Mi raiz es, créée pour la Biennale 2015 par le collectif espagnol Boa Mistura à partir du poème No sé de Samuel Feijóo.
Que reste-t-il de la poésie ?
À Romerillo, les artistes passent mais les œuvres restent, rouillent, se dégradent plus ou moins, sont recouvertes par d’autres ou réutilisées pour bricoler une porte de garage, une table de dominos… sans perdre la portée poétique des mots.
Mis raíces son profundas
porque viví
en el desiertoLa arena
y el sol. Sed.
Fuego
Abajo
desesperada
mi raíz mordía
la roca,
mordía,
mordía…
Llegó al aguaMi raíz es
mi
vida-madreY
no
sé
qué
es que
supo
horadar
la
roca.Samuel Feijóo (1914-1992)
La construction particulière de ce texte, dont les vers sont parfois composés d’un seul mot, voire d’une seule lettre, a inspiré les artistes pour le disséminer sur les murs du quartier. On ne peut donc le lire qu’au rythme de la marche, en sillonnant les rues en tous sens. Bonne idée, car ce coin ingrat de la capitale mérite qu’on s’y attarde.
Petite histoire de Romerillo
On raconte que les maçons embauchés pour construire les splendides Escuelas de Arte (aujourd’hui ISA) ont installé leurs baraques de fortune sur ce terrain vague voisin, au début des années 60. Si vous connaissez le Chemin du Mauvais Pas à Marseille, qui partage une histoire semblable, vous avez une idée de l’ambiance.
Mais tout l’ouest de La Havane était déjà sujet à l’urbanisation sauvage, depuis bien longtemps… L’histoire de Romerillo remonte sans doute à la crise du logement, c’est à dire à l’histoire de Cuba.
Les riches des enclaves chic voisines venaient à Romerillo le soir venu, car on y trouvait de tout, on y mangeait pour pas cher et on y faisait la fête. Anecdote personnelle : en décembre dernier j’y ai acheté un briquet, denrée rare introuvable ailleurs.
Les liens avec les élèves de l’ISA ont toujours été très étroits. De nombreux élèves y venaient entre les cours, et parmi eux un certain Kcho qui devait par la suite y installer son lieu de travail et d’exposition.
Bien avant lui, dès 2003 l’artiste René Francisco, prof à l’ISA, avait déjà commencé à investir le quartier avec ses élèves. Dans cette expérience de pedagogía pragmática, ils faisaient œuvre en retapant la maison de Rosa puis de Marcelina.
Au delà de ces premières interventions, ils auraient aimé s’attaquer au système d’évacuation des eaux usées ou à d’autres travaux structurels… mais l’utopie se heurte parfois au réel.
Aujourd’hui Romerillo vit sa vie, la Casa de Cultura propose quelques activités tandis que plusieurs terrains vagues ont été transformés en terrains de sport. Les graffiti se mêlent sans hiérarchie aux œuvres d’art, les habitants continuent de repeindre leurs maisons dans des teintes suaves et chaque pluie creuse encore un peu plus les rues mal goudronnées. À suivre…
Y aller
Prenez le taxi rutero depuis Coppelia et traversez tout Miramar d’une seule traite. Propre, air conditionné, pas cher, un vrai progrès ! Arrivés au terminus faites quelques pas en direction de l’ouest. Vous y voilà ! Profitez-en pour visiter l’antre de Kcho, ré-ouvert après une période trouble où son créateur avait disparu de la circulation. On y surfe toujours gratuitement sur internet et il y a un bar-restaurant dans le patio. Préférez-lui les échoppes de cette calle 120, qui marque la limite entre quartier pauvre et zone cossue.
Sources : Boa Mistura at the Bienal de la Habana 2015, sur le site Floornature. René Francisco sur le site Havana Club.
Vous pouvez visionner le très beau making of réalisé par Boa Mistura à l’occasion de l’événement, en cliquant sur ce lien.
Photo à la Une ici photographiée en 2019 : Llegó al agua, fragment de l’œuvre Mí raíz es de Boa Mistura, Romerillo, La Havane 2015.