« Non, nous n’avons jamais vu la ville de Cabrera Infante, mais nous avons vécu des années dans celle d’Arenas… et pour être honnêtes, il faut reconnaître que notre vie a déjà été racontée par Pedro Juan Gutiérrez. »
Wendy Guerra, Negra, Editorial Anagrama, Barcelona, paru en France en septembre 2014 aux éditions Stock dans une traduction de Marianne Millon)
Quelle meilleure introduction à la littérature cubaine contemporaine que cette phrase extraite de Negra, dernier roman de Wendy Guerra ? Car la littérature cubaine aujourd’hui, qu’elle soit le fait d’auteurs vivant à Cuba ou au dehors, pose et creuse sans relâche ces questions : comment et où nous avons vécu, survécu, comment et où nous vivons, et qui sait comment et où nous vivrons. J’ajoute Leonardo Padura, Abilio Estévez et mes auteurs favoris sont déjà là.
Mais plantons le décor : Fondée en 1961 par le poète Nicolas Guillén avec l’objectif de réunir les intellectuels et préserver le projet de justice sociale du nouveau régime, l’UNEAC (Unión de Escritores y Artistas de Cuba) régit depuis cette époque la création littéraire mais aussi musicale, théâtrale et plastique de l’île. Y adhérer c’est pénétrer à l’intérieur du système et accéder à la possibilité d’être publié. Pendant longtemps il n’y eut pas d’alternative. En effet quelques semaines avant la création de l’UNEAC, le chef du gouvernement avait prononcé ces paroles définitives : ¿Cuáles son los derechos de los escritores y de los artistas revolucionarios o no revolucionarios? Dentro de la Revolución: todo. Contra la Revolución: nada¹.
Si le système représenté par l’UNEAC a permis à de nombreux artistes de développer leur talent et de travailler dans de bonnes conditions, il a aussi défait des carrières, censuré des auteurs, les a poussés à se dénoncer les uns les autres pour attitude contre révolutionnaire ou pour homosexualité… Le tout étant assorti de séances d’autocritique soviéticofriendly et parfois suivi de lourdes peines de prison.
Mais tout béton en vient à se fissurer avec le temps… si bien qu’aujourd’hui la situation est plus nuancée. Les maisons d’édition cubaines publient vaille que vaille, beaucoup d’auteurs ont choisi l’exil : Zoé Valdés en France, Abilio Estévez en Espagne… Mais les romanciers Pedro Juan Gutiérrez, Wendy Guerra parmi d’autres, vivent par choix sur leur île natale où il sont rarement publiés, collaborent à plusieurs revues étrangères, sont édités en Espagne et traduits en plusieurs langues… Leonardo Padura, journaliste devenu romancier et scénariste, vit à Mantilla, est régulièrement édité à Cuba, a décroché le prix de l’UNEAC en 1993 et le prix national de littérature en 2012, bien que ses livres proposent une critique aigüe de la société cubaine.
Le siège de l’UNEAC accueille les visiteurs avec un splendide patio, un bar et un restaurant, une peña de boleros hebdomadaire et des rencontres littéraires régulières.
Et des auteurs autrefois honnis pour leur attitude contrerévolutionnaire ou leur sybaritisme sont totalement réhabilités voire honorés post mortem (ça leur fait une belle jambe), tels Jose Lezama Lima : inquiété pour le diversionnisme idéologique éclatant dont fait preuve son unique roman Paradiso, il vécut ses dernières années enfermé dans sa maison de Centro Habana, laquelle est aujourd’hui un musée à sa mémoire (d’ailleurs si quelqu’un est en mesure de m’expliquer les horaires d’ouverture je lui en serai très reconnaissante) !
Pause lecture : Pedro Juan Gutiérrez, Esplendidos peces plateados
Pour commencer une exploration littéraire voici ma petite bibliothèque d’auteurs contemporains traduits en français. Deux ou trois de ces romans – en plus de leur valeur littéraire ! valent mieux qu’un guide de voyage pour comprendre où vous allez mettre les pieds.
La génération qui publiait déjà au début des années 60 : Guillermo Cabrera Infante, Alejo Carpentier, Jose Lezama Lima, Severo Sarduy…
Les exilés Reinaldo Arenas, Guillermo Rosales, Jesús Díaz… disparus prématurément.
Ceux qui résident en Europe et publient régulièrement depuis leur exil : Zoe Valdes, Eduardo Manet, Abilio Estevéz, William Navarrete…
Et enfin ceux qui vivent et travaillent à Cuba et vivront en direct les bouleversements à venir : Daniel Chavarria, Pedro Juan Gutiérrez, Wendy Guerra, Leonardo Padura…
Bon, mais et le polar ? Bonne nouvelle : l’excellent site Particuba (hecho en Canada) y consacre une page entière !
¹ Quels sont les droits des écrivains et des artistes, révolutionnaires ou non ? Dans la Révolution : tout. Hors de la Révolution : rien.
Voir aussi :
Feria Internacional del Libro : lire à La Havane !
Photo à la Une : le Bosque de La Habana, un endroit très vert où Reinaldo Arenas a vécu des heures très noires.
Merci, ai bien hâte de commencer le dernier Guerra.
Hérétiques (que je viens de terminer) ne se passe nullement à Amsterdam mais à La Habana aujourd’hui et à l’époque du refus du gouvernement d’accueillir des réfugiés juifs arrivés à bord du St-Louis; dont une famille transportant un Rembrandt.
Merci. ça m’apprendra à lire n’importe quelle critique !