L’ancienne maison de Wifredo Lam s’y trouve ? C’est le prétexte qui me décide à aller traîner du côté de Marianao, faubourg à l’ouest de la capitale cubaine…
Entre 1941 et 1943, l’artiste y a peint ses deux plus célèbres tableaux : La Silla et La Jungla. L’une est visible au Museo de Bellas Artes de La Havane, l’autre au MoMA de New York. Beau raccourci.
Et moi, partie à la recherche de cette maison, j’ai croisé un cinéma de rêve, une chaise cassée, un immeuble dessiné sous acide et des habitants qui avancent en somnambules le long de ses longues avenues défoncées…
Mais pourquoi m’y intéresser maintenant ? Tout commence avec un article de Carlos Ferrera sur le site cibercuba : Suivant l’affaire depuis toujours, il est un beau jour contacté par l’occupant de la maison, qui lui confirme que rien n’est fait pour la maintenir en vie. Pourtant, la communauté culturelle de l’île n’a pas manqué de tirer la sonnette d’alarme…
De la part d’un gouvernement qui ne manque jamais de s’enorgueillir d’avoir nourri en son sein cet artiste, qui a donné son nom à une myriade de centres culturels, écoles d’art et galeries et qui commercialise les reproductions de ses œuvres, on pourrait s’attendre à une petite initiative. C’est sans compter les circonvolutions de la bureaucratie cubaine.
La maison de l’oubli
Ce que je voyais à mon retour ressemblait à l’enfer.
De retour après un long exil, Wifredo s’installe donc dans cette maison de Marianao où il vivra sa période la plus féconde. Après son départ, avec le temps, elle connaîtra le même sort que des centaines de constructions d’intérêt patrimonial ou historique…
La directrice du Centro de Arte Contemporaneo Wifredo Lam a bien essayé d’alerter l’Historiador de la Ciudad, mais le logement n’était pas inscrit à l’Inventario Nacional de Construcción y Sitios. On allait s’occuper de l’y faire figurer. Cool, la voilà sur la liste d’attente mais à condition de présenter un dossier solide.
C’est ce qui est fait bénévolement par des architectes voisins. Le dossier (plans, photos, projet de restauration) est tellement beau qu’il obtient un prix de Patrimonio Urbano. Mais il se perd dans les bureaux de la Comisión de Monumentos… etc etc. Finalement, ladite commission n’est pas intéressée, au motif qu’il ne s’est pas passé grand chose sur le site.
Ah bon ? Sauf que tous les dimanches, les français Pierre Loeb et Benjamin Perret, le russe Igor Stravinsky, les intellectuel-es cubain-es Alejo Carpentier, Lydia Cabrera, José Lezama Lima, Virgilio PIñera, Fernando Ortiz… la fréquentaient assidument. Sauf que son jardin était la jungle qui trône actuellement au MoMA…
Yo esperaba impaciente a la revolución, como todos los cubanos
Ah, il est vrai que ce petit quartier excentré ne présente pas d’enjeu touristique majeur… D’ailleurs, la maison natale de Lam, à Sagua la Grande, s’est effondrée en octobre 2019 dans l’indifférence officielle. Les voisins avaient apposé une affichette sur la façade traditionnelle de bois : « Aquí nació el genial pintor sagüero. Su pueblo le recuerda y le honra ».
Wifredo en 2 mots
À ce stade si vous avez besoin d’une révision sur la trajectoire de Wifredo Lam, de Sagua la Grande à Paris en passant par Marseille, d’où il fuit les nazis sur le même bateau qu’André Breton, Anna Seghers et Claude Levi-Strauss… je vous conseille la lecture de l’article ci-dessous :
Marianao en 2 mots
N’y cherchez pas trop de bâtiments coloniaux : Jusqu’au XVIIIe siècle, à part des bois, des troupeaux et quelques établissements religieux, RAS dans le secteur de Marianao. AU XIXe, on y prend les eaux à la source du río Quibú et bientôt les terrains se couvrent de quintas, maisons de campagne et petites industries, le long de la route très fréquentée qui relie la capitale et l’ouest du pays.
Marianao, l’un des 15 municipios de La Havane, se développe surtout à partir de la « Danse des Millions », lorsque le prix du sucre monte en flèche à la faveur de la Première Guerre Mondiale. Nouvelles fortunes, nouveaux quartiers cossus, villas fastueuses… tandis que la misère perdure dans les coins.
Le XXe siècle peut commencer : José Lezama Lima voit le jour au campement militaire de Columbia et Carlos Finlay poursuit ses recherches sur le rôle du moustique dans la fièvre jaune. Le Colegio de Belén, où étudient tous les fils de bonne famille, quitte Habana Vieja pour s’installer à Marianao (depuis les années 60, il est devenu l’Instituto Técnico Militar où tous les fils de bonne lignée apprennent à monter dans la hiérarchie militaire de Cuba).
Le développement urbain continue dans la plus grande anarchie, sans plan général. Dès la fin des années 40, les premiers llega y pon apparaissent…
Aujourd’hui Marianao est à la fois vivant et fantomatique, totalement oublié des efforts de reconstruction. Le Buena Vista Social Club (calle 41, entre 46 et 48) a fermé depuis longtemps et les cinés Omega, Lido, Record, Principal… sont en piètre état. On va à Marianao pour donner la vie à la Maternidad Obrera, se faire soigner à l’hôpital militaire Carlos Finlay, ou pour étudier les arts à San Alejandro, la musique au conservatoire Alejandro García Caturla ou la technologie à la CUJAE.
Ou pour marcher dans les pas du grand artiste, témoin de son temps…
Une maison, un quartier
Me voici donc par un beau soleil d’hiver, arpentant ces rues garanties 100% sans touriste. J’essaie d’imaginer « comment c’était avant », dans les années 40. Je tombe en extase devant la façade polychrome du Ciné Lido. Wifredo y allait-il ? Et ces maisons modernistes qu’il a peut-être vues en construction, elles ont un air cubiste…
j’arrive avec un train de retard devant la maison de Wifredo : le maçon est en train de faire tomber un mur à la masse, il n’entendra pas mes appels. Je dois me contenter de photos extérieures. Et autour ? Malgré les efforts des habitants pour garder un peu de couleur et d’activité dans toute cette débine… on voit surtout des ruines.
La surprise
Et enfin, une heureuse surprise au coin de la rue : un immeuble totalement atypique, une sorte de cadavre exquis, surréaliste et psychédélique à la fois. Très structuré mais avec une part d’improvisation, comme si on avait ajouté un balcon par-ci le lundi et une tourelle par-là le mardi…
Renseignements pris, c’est bien un immeuble d’habitation, œuvre de Mario Durán qui l’a construit quasiment de ses mains dans les années 90, en pleine période spéciale. Alors que l’essentiel manquait, il est allé au bout de son idée, fait honneur à sa créativité et a réussi à achever cette fantaisie.
J’y vois un signe d’espoir pour la casa de Wifredo. Aux dernières nouvelles, elle a été rachetée par un particulier. Pour l’avoir constaté de visu, je peux vous annoncer que les travaux ont commencé.
Quand le bâtiment va, tout va.
Source : La casa en Marianao de Wifredo Lam : en ruinas y olvidada, article de Carlos Ferrera Torres sur le site cibercuba.
Pour en savoir plus sur Marianao, voyez l’article (en français) Marianao : ville de progrès ? de Kasandra sur le site cubania.
Grand merci à Reinaldo Togores Fernández et Jorge Luis Marrero Bobadilla qui m’ont aidée à identifier l’auteur de l’edificio de viviendas de 43 y 106 : Mario Durán. Construction entre 1990 et 1996.
Y aller :
La maison de Wifredo Lam se trouve Avenida 41 (ancienne Calle Panorama), entre 108 y 110. Prenez un bus ou un colectivo pour dépasser le Vedado et filer vers l’ouest sur l’Avenida 31 de Miramar. Ignorez le Tropicana et descendez à La Ceguera (hôpital ophtalmologique). Marchez sur l’avenida 41 qui tourne brutalement à droite après quelques blocs et devient une petite rue envahie d’herbes folles. Vous y êtes !
Photo à la Une : Ciné Lido de Marianao en 2019