Habana Vieja : l’accident non accidentel

Pourquoi l’effondrement survenu cette semaine dans Habana Vieja n’est-il-pas un accident ? C’est ce que nous explique Mónica Baró Sánchez, journaliste cubaine récemment couronnée du Prix de journalisme Gabo pour un reportage précédent.

Ce qui suit est l’adaptation de son article sur Habana Vieja, paru le 31 janvier sur la page FB El Estornudo. Vous pouvez trouver la V.O. en cliquant sur ce lien. Merci à elle ! Soyez prévenu-es : c’est cash. Soyez prévenu-es bis : je transcris comme je peux sans forcément restituer la qualité de son écriture. Parce que parfois il faut accepter de regarder la réalité en face et que les journalistes d’investigation peuvent nous y aider. Allez c’est parti :


Les effondrements d’immeubles, entiers ou par morceaux, ne sont pas accidentels. Dans la majorité des cas, ils surviennent dans un immeuble qui a déjà été déclaré inhabitable par les autorités, ce qui signifie que ledit immeuble met la vie de ses habitants en danger et qu’il doit être démoli. (…) À La Havane, fin 2015, il y avait plus de 34 000 familles éligibles pour un relogement, soit plus de 34 000 familles habitant dans des bâtiments dont l’état de délabrement représentait un péril pour leur vie.

Vie quotidienne dans un immeuble du Malecon, dans les décombres et malgré les risques d’effondrement, 2019.

La presse officielle parle d’un triste accident

Ce 27 janvier, trois adolescentes sont mortes à cause de l’effondrement d’un balcon dans le quartier de Jesús María, municipio Habana Vieja. La presse officielle parle d’un triste accident. Le portail Cubadebate (1) base son article sur le témoignage d’une voisine, qui a expliqué que le balcon qui s’est détaché – et est tombé sur les trois petites – faisait partie d’un logement qui était en cours de démolition, par intermittence, après un effondrement partiel survenu l’année précédente.

Le même titre précise « ils définissaient un périmètre de sécurité pour éviter que les gens ne passent sous l’immeuble. » Il ne précise pas à quelle fréquence venait la brigade de démolition. La voisine a juste dit qu’ils venaient « de temps en temps, abattaient quelques briques et repartaient », qu’ils posaient toujours un ruban de balisage pour interdire le passage, mais que « les gens sont négligents » et le coupaient. A-t-elle dit autre chose qui pourrait contredire cette vision ? Cubadebate ne le reporte pas.

Le moment le plus osé de l’article, c’est quand il se réfère à ce que de nombreux voisins ont déclaré : « ça aurait pu être évité ». Relativement à ce qui est raconté juste avant, cela peut être interprété comme « pour éviter la mort des trois petites il aurait suffi que les gens ne coupent pas le ruban de balisage posé par la brigade après avoir abattu quelques briques, de temps à autre ». Selon Cubadebate, s’il y a des responsables dans cette histoire, c’est ceux qui coupaient le ruban.

Je ne suis pas spécialiste en la matière. Je couvre les questions de logement depuis 2015. J’ai interviewé des victimes, des spécialistes, des sources officielles. J’ai écrit sur les quartiers soumis aux inondations, que ce soit à cause de la pluie ou de la mer, et sur des constructions déclarées inhabitables et irréparables, à La Havane et à Santiago de Cuba. J’ai aussi écrit sur les conséquences de la tornade du 27 janvier 2019 à Regla ou San Miguel del Padrón.

Le balcon était-il, ou non, étayé ?

Plaza del Cristo dans Habana Vieja : des balcons surchargés sur des immeubles vétustes.
Etayage dans un bâtiment en cours de réhabilitation, sur le Prado de La Havane, zone vitrine pour le renouveau du tourisme.

Si ce thème m’est familier, c’est en tant que journaliste. Cependant, lorsque j’ai lu l’article de Cubadebate sur « l’effondrement d’un balcon d’un logement en cours de démolition, parce qu’il avait été déclaré inhabitable et irréparable », une des premières questions que je me suis posée c’est : ledit balcon était-il, ou non, étayé ?

Quand on démolit un immeuble, l’étayage ou renforcement de la structure est une étape basique. Et même, il n’est pas rare de voir à La havane des démolitions qui prennent du retard parce qu’on manque de poutres pour l’étayage. Pendant la période de reconstruction après la tornade de 2019, j’ai rencontré plusieurs familles de victimes qui affrontaient ce problème. L’architecte Yoandy Rizo, consulté sur le sujet, confirme qu’il est nécessaire de renforcer le balcon d’un logement qui risque de s’effondrer, mais ne pas le faire est une négligence aussi absurde que courante.

« Cette réalité que nous tolérons tous » ajoute-t-il, « est une menace latente qui expose à un risque inutile, non seulement les ouvirers mais aussi les voisins et les passants. Quand un effondrement survient, c’est que l’immeuble a déjà donné des signes suffisants pour comprendre ce qui va se passer, il n’y a donc aucune excuse ».

Bien que les premières photos de l’effondrement soient en elles-mêmes assez révélatrices, El Estornudo a visité le lieu de la tragédie dans la soirée du 28 janvier. L’entourage était en pleine veillée en hommage aux vicitmes et j’ai pu parler avec plusieurs personnes, qui ont confirmé que le balcon du 102 calle Vives n’était pas étayé. Sergio Gutiérrez, qui habite au n° 104 et a aidé à retirer les corps des jeunes filles des décombres, raconte que la démolition avait commencé en novembre dernier et que le balcon n’avait jamais été soutenu (…).

J’ai aussi interrogé Gutiérrez sur la signalisation : sa réponse est qu’il ne se souvient pas des rubans de balisage ni pendant ni avant les travaux de démolition.


Habana Vieja, calle Matadero, des passants sous les corniches d’un immeuble en travaux. Zone non protégée.
Mantilla : scène de la vie quotidienne dans un chantier permanent.

Avant de continuer la lecture de l’article de Mónica, je prends la parole en tant que simple observatrice de la vie urbaine à Cuba. Tout d’abord, ce drame me touche parce qu’un fait semblable est survenu à Marseille, ville aimée, le 5 novembre 2018 au matin, provoquant la mort de huit personnes. Ensuite, je connais des petites filles qui vivent dans le quartier de Jesús María et qui vont tous les jours à l’école dans ces rues dévastées par la négligence et la pauvreté.

Elles ne connaissent pas d’autre décor. Elles y sont nées et n’ont jamais habité dans un endroit « normal », au regard des normes de sécurité standard. Prétendre qu’elles ou leurs copines auraient pu commettre une imprudence en s’arrêtant à ce coin de rue au mauvais moment, ce serait mettre en doute leur légitimité à vivre et grandir, comme toutes les petites filles.

Au delà de ce cas tragique, ce qu’on observe très souvent à Cuba c’est que les gens s’habituent au pire et ne le ressentent plus comme un danger. C’est pourquoi j’ai choisi d’illustrer cet article de photos glanées au hasard de mes promenades dans la capitale cubaine. Je les trouve assez révélatrices de ce phénomène.

Calzada de DIez de Octubre : les restes d’un très bel édifice, aujourd’hui dangereux mais toujours habité.
Calzada de Diez de Octubre, un logement non habitable et pourtant habité.

Karla, Rocío et Lisnavy

María Karla Fuentes (11 ans), Rocío García (10 ans) y Lisnavy Valdés (11 ans) n’ont pas perdu la vie dans un accident. Les responsables, tout comme elles, ont des noms et prénoms. L’unique hasard, dans ce cas, a été que Karla, Rocío et Lisnavy se soient arrêtées sous ce balcon à l’instant précis où il s’est effondré – mais pas que ce balcon se soit effondré dans une zone habitée et assez fréquentée et proche de l’école où elles étudiaient.

Peligro de derrumbe (danger d’effondrement) : cette palissade se trouve dans une cour d’école sur la calle Linea dans le Vedado, quartier supposé cossu de La Havane.

Dire que leur mort est un accident, c’est dire que le seul responsable est le hasard et qu’aucune des institutions impliquées dans le processus de démolition – la Dirección Municipal de Planificación Física, la Dirección Municipal de la Vivienda ou l’entreprise de démolition – n’a de responsabilité dans ces morts. Invoquer le hasard serait reconnaître que les personnes chargées de la démolition ont bien fait leur travail et devraient continuer à le mener de la sorte. Si personne n’a commis d’erreur, s’il n’y a eu aucune négligence, alors il n’y a rien à changer.

Plus de rubans de balisage ?

Faire justice passe par déterminer les responsabilités. Tant que des tragédies de ce type sont considérées comme des accidents, l’histoire va se répéter encore et encore, jusqu’à ce qu’il ne reste plus aucun immeuble vétuste debout.

Et ce n’est pas d’encore plus de rubans de balisage dont a besoin La Havane. Si on en posait autour de chaque site où existe ce danger d’effondrement, il en faudrait des milliers de kilomètres. Les familles passeraient leur temps à les contourner, dans la cuisine ou la salle de bains, car elles mangent, dorment et regardent la télé dans des logements déclarés en péril.

Si La Havane et le pays ont besoin de quelque chose, c’est de logements dignes et de justice.


Coda : le relogement

Il existe bel et bien quelques solutions de relogement, représentant une infime part des besoins de la population. Ci-dessous, des immeubles en construction dans le municipio Playa, en bordure de l’aérodrome Ciudad Libertad. Tout un programme…

Logements neufs pour les familesl à reloger, en bordure de l’aérodrome de Ciudad LIbertad, municipio Playa, décembre 2019.

L’article original ¿Por qué el derrumbre de la Habana Vieja en el que murieron tres niñas no es un accidente? de Mónica Baró Sánchez destiné à El Estornudo, a été publié le 31 janvier sur la page FB du périodique, accompagné de photos de Evelyn Sosa Rojas.

Le Premio Gabo est un prix de journalisme octroyé par la fondation du même nom, créée par Gabriel Garcia Marquez. Cette fondation encourage le journalisme d’investigation en Amérique Latine.

(1) Cubadebate, organe de presse officiel, est souvent critiqué par les journalistes indépendants, mais pas toujours. Voyez par exemple l’article Jóvenes buscando un alquiler, como nómadas por la ciudad, paru le même jour que celui de Mónica et qui fait l’unanimité pour la qualité de son investigation.

Si vous voyez des constructions manifestement dangereuses – et vous en verrez forcément – n’hésitez pas à faire circuler l’info (photo + adresse) accompagnée du hashtag #PeligroDerrumbeCuba.

Photo à la Une : Logements très dégradés dans Habana Vieja : la vie continue dans, sous et auprès des ruines.

6 réflexions sur « Habana Vieja : l’accident non accidentel »

  1. Ce qui me rend dingue c’est que en revanche la construction d’hôtels 5 étoiles continue ! Pas d’histoire de blocus dans ce cas là ! Combien de morts chaque année enfouis sous les décombres de leur immeuble ? J’ai moi même par deux fois failli de peu être assommée par des morceaux de façade écroulés à mon passage !!!!

  2. Depuis le 1er février de nombreux-ses cubain-es appellent à faire circuler #PeligroDerrumbeCuba (avec photo et adresse) à chaque fois qu’ils passent devant une cata annoncée. Bonne idée je trouve, aucune administration ne pourra dire qu’elle ne savait pas, et l’accumulation de preuves visuelles peut toujours servir. Cela ne nous ramènera pas les petites mais c’est un début de sursaut citoyen.

  3. Oui très bonne idée. Iris ne sort plus car elle n’arrête pas de penser à ses petites voisines qui la saluaient chaleureusement tous les jours. Ce bout de quartier de Jésus Maria est totalement en ruine, pauvre d’entre les pauvres, hors de tout, comme rayé du monde….

  4. Je pense aussi aux petites avec qui on a fait la fête il y a 2 ans. Le coin de Revillagigedo et Vives (avenida de España) se trouve à 2 cuadras de la termoelectrica où je suis allée à une fête de quartier pendant la Biennale, et à una cuadra de Suarez où vit Iris. ça fait froid dans le dos…

  5. Bien sûr ça craint mais ne comparez pas les constructions d hotel avec des capitaux étrangers qui fonctionnent en autarcie pour le matériel et la réalité des capacités de rénovation ou de construction de l état cubain lui même beaucoup plus limitées,
    je veux bien que vous ne fassiez pas de politique mais votre article est trés critique et dans ce cas là il faut aller un peu plus loin que le constat

  6. Lulu effectivement il y a des sujets sur lesquels il est impossible de ne pas être politique, c’est la limite de ce site et je l’assume.
    N’étant qu’une observatrice qui passe 2 à 3 semaines par an à Cuba, je me sens capable de témoigner, c’est déjà ça.
    Après il faudrait que les journalistes cubains aient plus de liberté d’expression et ils seraient tout à fait à même d' »aller un peu plus loin que le constat ».

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