Vous trouvez un petit air marxiste à la Plaza de la Revolución de La Havane ? Raté ! Elle fut édifiée sous Batista et avait pour nom Plaza Cívica. Mais au fait, au delà des clichés, quelle est donc la production architecturale propre au régime mis en place à partir de 1959 ?
A-t-elle une unité de style ? Pas vraiment, car elle s’étend sur une longue période durant laquelle, à partir d’une volonté de rupture avec le passé, de nombreux facteurs politiques, économiques et culturels ont produit autant de discontinuités. Et au sein de ce mouvement architectural, il y a aussi des particularités régionales.
Partons à la rencontre des constructions révolutionnaires les plus iconiques, mais aussi des bâtiments plus modestes qui façonnent le paysage cubain d’est en ouest.
Années 60 : rien n’est trop beau pour le Peuple
Dès 1959, de nombreux architectes traversent le Détroit de Floride pour ne plus revenir, ce qui va limiter les talents en présence pour rebâtir le pays, mais aussi laisser la voie libre aux plus jeunes et audacieux d’entre eux. Du moins avant que les préfabriqués soviétiques ne viennent couper l’herbe sous le pied de leur créativité révolutionnaire.
Les commandes changent aussi d’objectifs : Adieu hôtels de luxe, cliniques et villas privées, car la priorité est désormais aux logements sociaux, immenses cités scolaires et universitaires, centres sportifs et de loisir populaire… le tout sous la houlette du Ministerio de la Construcción, MICONS pour les intimes.
Tout commence dans la foulée du Movimiento Moderno, déjà bien implanté dans l’île des Caraïbes, avec son usage virtuose du béton armé. Le glacier Coppelia (Mario Girona) est sans doute l’élément le plus connu des ces années-là et trône toujours au carrefour le plus international de la capitale.
Dans les quartiers périphériques démarre aussi la construction de « grandes edificios multifamiliares » aka barres de logement… à l’image de la Unidad Vecinal Camilo Cienfuegos de Habana del Este : une certaine idée du Paradis Socialiste.
Autre réussite, aujourd’hui bien mal en point : le Parque Deportivo José Martí (Octavio Buigas), dont la tribune défie bravement l’océan.
Parfois les constructions ont aussi une fonction de vitrine pour le monde entier : C’est le cas du Pabellón Cuba (Juan Campos Almanza) qu’on ne peut rater sur la Rampa. Ce superbe bâtiment, perché sur de hauts piliers, abrite dès 1967 des événements internationaux qui projettent dans le monde l’image d’un pays moderne.
Pourquoi une architecture révolutionnaire ?
L’architecture définit les lieux publics et privés dans lesquels se déroule la vie publique et privée, certes, mais pas seulement : Elle exprime la volonté d’un moment historique, social et culturel. En d’autres termes, elle matérialise le sentiment qu’une société a d’elle-même.
Et surtout, elle conditionne la vie sociale des générations suivantes, qui vont à leur tour faire usage de ces espaces chargés d’idéologie. C’est pourquoi les liens entre architecture et politique sont si étroits depuis la nuit des temps…
Pendant ce temps-là, à l’ouest, l’utopie architecturale des Escuelas Nacionales de Arte (Ricardo Porro, Vittorio Garatti, Roberto Gottardi) voyait le jour avant de sombrer dans l’oubli. Voyez l’article consacré à leur histoire ici :
La Ciudad Universitaria José Antonio Echeverría (CUJAE), faculté de technologie encore plus à l’ouest, est l’un des premiers programmes qui utilise à foison le préfabriqué, au service d’un rationalisme orthogonal et surtout plus orthodoxe que les courbes voluptueuses des Écoles d’Art !
Mais mon préféré c’est l’Edificio Girón (Antonio Quintana et Alberto Rodríguez Surribas) en bordure du Malecón, une pure beauté brutaliste avec des détails d’une finesse inouïe, malgré son mauvais état actuel. Voyez son portrait ici :
Années 70 et microbrigades
Peu à peu, le préfabriqué devient synonyme de développement, d’autant qu’il est fortement conseillé et subventionné par l’URSS.
L’importation massive de méthodes de construction créées sous les cieux du bloc socialiste va conduire à une extrémité : faire construire des logements par des « volontaires » – les fameuses microbrigades – et au passage effacer presque totalement la notion d’architecture comme fait culturel, de même que le souci d’adaptation au paysage existant.
Le quartier d’Alamar à l’est de La Havane est l’exemple le plus flagrant des réussites et limites de ces microbrigades. De cette époque datent néanmoins de belles réalisations, comme le Parque Lenin ou encore le Palacio de las Convenciones (Antonio Quintana).
Stars des années 80
Quelques années plus tard, on commence à se poser des questions : D’abord l’abus de normalisation ne va-t-il pas créer, à la longue, des villes sans âme ? Et ensuite, quid du lien avec les styles architecturaux hérités du passé (colonial, éclectique, art déco…) qui faisaient, et font toujours, la gloire de Cuba ?
On construit l’énorme Hospital Hermanos Ameijeiras sur les bases d’un projet de banque qui n’avait jamais été terminé. Il dépasse les modestes maisons de Centro Habana de dix bonnes têtes.
De même que l’Embajada de la URSS, à Miramar, avec ses allusions au constructivisme russe et un air de tour de guet qui colle bien à l’ambiance de l’époque.
Le projet du Jardin botánico Nacional arrive à terme et ouvre au public ses serres à l’architecture surprenante. Voir à cet effet l’article Botanique : 6 jardins d’Eden à Cuba, qui conte les mésaventures de l’auteur dans cette immensité bien gardée :
En face de cette bouffée d’oxygène, on inaugure bientôt Expocuba, gigantesque enceinte dédiée aux foires et expositions permanentes des réussites de la Revolución. Sa résille de tubes métalliques qui relie les pavillons est signée Humberto Ramírez, Rómulo Fernández et Heriberto Duverger.
Années 90 : Jeux Panaméricains et tourisme
Pour loger les athlètes de l’énorme manifestation sportive, on construit pas moins qu’une ville nouvelle, la Villa Panamericana, près du stade flambant neuf, cette fois en s’inspirant de la structure d’une cité traditionnelle, avec sa promenade centrale et ses commerces à chaque coin de rue.
Mais en architecture aussi, il y a un avant et un après la chute du mur de Berlin…
Non seulement de nombreux chantiers devaient demeurer inachevés jusqu’à ce que la mer les avale, mais aussi une forme de « non-architecture » proliférait aux abords des grandes villes et jusque dans les logements existants, pour pallier l’éternelle crise du logement.
Sans être spécialiste, je crois pouvoir dire qu’à partir de 1995 (ley de inversión extranjera) rien n’a été construit à Cuba sans l’apport de capitaux étrangers. Corollaire : les architectes cubain.es ne sont pas coup.eés du monde, participent à des rencontres internationales et exercent en collaboration avec leurs collègues italiens, mexicains, espagnols… ce qui aura un impact sur le développement de nouvelles esthétiques.
Le Terminal 3 de l’aéroport de La Havane (celui que vous rêvez de fouler à nouveau) est achevé en 1998 et peu avant ou peu après, de nouveaux hôtels de style international poussent dans le Vedado, à Miramar (et sur des plages interdites aux nationaux), à l’image du Melia Habana. Vous l’aurez compris, il était temps de faire revenir l’argent du tourisme pour soutenir une économie (macro et surtout micro) à bout de souffle.
À Miramar, le Centro de Negocios Internacionales (achevé en 2005) dont l’architecture n’a plus rien de révolutionnaire, ni même de socialiste, est un bon exemple des réalisations de l’époque.
Nettement plus vertigineux : l’Edificio Atlantic, fruit d’une entreprise cubano-italienne, inauguré en 2007. Bien que franchement métissé, il est souvent cité comme LE symbole de l’architecture moderne cubaine !
Territoires, décentralisation et enfin Santiago !
La Revolución poursuivait aussi l’idéal de rééquilibrer les territoires. Il est temps de regarder au-delà des limites de la capitale : Si vous traversez rapidement la plupart des villes cubaines, vous verrez certainement des barres de béton nommées tres plantas, toujours en piètre état et dispersées comme au hasard sur des terrains pelés à proximité des voies de circulation.
Mais ce n’est pas tout ! L’élan révolutionnaire a aussi construit des stades, des théâtres, des hôtels tout inclus et des glaciers Coppelia dans toutes les grandes villes. Ainsi que des communidades campesinas, en un mot des HLM où les travailleurs de la terre étaient regroupés. C’était pratique mais l’histoire ne retiendra pas la qualité des logements…
Quelques rencontres d’ouest en est : l’hôtel Jagua de Cienfuegos, qui barre un peu la vue du sublime palais éclectique voisin…le Complejo Escultórico Comandante Ernesto Che Guevara de Santa Clara… Un incongru « 12 plantas » au beau milieu du centre historique de Ciego de Ávila…
À Santiago de Cuba vous ne pourrez pas rater la Plaza de la Revolución, conçue pour accueillir 150 000 personnes, ni le Conjunto Sierra Maestra, un ensemble de 5 HLM très en hauteur qui domine l’Avenida Garzon. Rien d’extraordinaire en apparence, sauf qu’ils sont construits selon une technique yougoslave (sic) qui permet de résister aux tremblements de terre, fréquents dans l’Oriente Cubano.
Plus intéressants sur le plan architectural, la gare de chemins de fer (José Antonio Choy López et María Quintana Pera), le Teatro Heredia (Antonio Quintana Simonetti) et l’hôtel Melia Santiago (Choy-León) datent quant à eux des années 90. Certes, l’esthétique de la structure métallique extérieure n’est plus très en faveur aujourd’hui, mais ils témoignent quand même d’une architecture de qualité, et qui résiste au temps.
L’album des anomymes
Je ne pourrais pas clore ce tour d’horizon incomplet et impartial, sans citer des constructions qui ne font pas beaucoup parler d’elles dans les revues d’architecture. N’empêche, elles signent l’identité visuelle du Cuba d’aujourd’hui au même titre que les monuments les plus connus. Hommage :
Aujourd’hui et demain
La suite de l’histoire se construit avec encore plus de grands hôtels de luxe, quelque peu freinée par la crise économique et sanitaire.
Et aussi avec la rénovation des bâtiments historiques, ou encore la transformation d’espaces industriels pour les besoins du loisir et du tourisme, sous l’impulsion des Officinas del Historiador de chaque province. Mais ceci est une autre histoire…
Photo à la Une : L’Edificio Girón, un modèle de cité radieuse plutôt mal en point mais toujours fascinant.
Références : La Arquitectura de la Revolución Cubana actes du colloque « Encuentro academico Cubano-ALemán », Kassel, 2017.
Et bien sûr le précieux site Arquitectura Cuba, une mine !