Lire la presse : un bon moyen de connaître un pays. Pour moi cela a commencé avec les blogs de journalistes, parmi lesquels Generación Y de Yoani Sanchez, diffusé à l’époque depuis l’étranger. Et puis en 2015, internet1 a déferlé sur l’île…
C’est là que ça devient vraiment passionnant et qu’il faut faire des progrès en espagnol pour suivre ! En effet, chaque revue en ligne a son identité, son style, son image. Et il est évident que ces journalistes ont du métier, du talent et que le portrait qu’ils font de leur pays est extrêmement ressemblant.
Dès lors il suffit de consulter la version française de Granma, pour comprendre qu’il y a désormais deux presses à Cuba : la presse officielle et… les autres. Pourquoi ? Avant d’aller plus loin, plantons le décor :
Pourquoi une presse indépendante ?
Comme toutes les nations, Cuba a toujours eu de nombreux titres de presse écrite – quotidiens, hebdomadaires, génériques ou spécialisés – couvrant tous les aspects de la vie sociale et culturelle, à l’image de la revue Bohemia, fondée en 1908.
Après 1959 il faut s’adapter ou passer à autre chose : la notion d’entreprise privée est effacée de la carte et par conséquent seule la presse d’État est autorisée. Bohemia continue de paraître, en revanche l’ultra conservateur Diario de la Marina sombre avec le départ de ses propriétaires.
La presse perd ses recettes publicitaires mais conserve en apparence une certaine variété. N’allez pas vous imaginer qu’il n’y a que Granma, organe officiel du Parti Communiste : chaque région aura son quotidien et sa station de radio. Dommage que leurs gros titres soient souvent les mêmes.
Aujourd’hui nombre de journalistes formé.e.s à Cuba commencent leur carrière dans la presse officielle… et puis migrent vers les titres indépendants. Non pas qu’ils souhaitent toutes et tous devenir opposant.e.s, loin de là. Mais tout simplement pour pouvoir exercer leur métier comme ils l’entendent !
Top 5 des titres indépendants
Revue consacrée aux comunidades vulnerables et aux questions environnementales. Menée par un groupe de professionnels rigoureux, parmi lesquels le graphiste Monkc qui lui donne une identité visuelle unique. La sangre nunca fue amarilla, investigation de Mónica Baró Sánchez sur la pollution au plomb d’un quartier de La Havane, a obtenu le prestigieux Premio Gabo en 2019.
Dernier article paru :
Revue en ligne de journalisme narratif. Sous-titrée « alergÍas crónicas » elle a effectivement un aspect « poil à gratter » dans son traitement des sujets de société. Une foule de cubain.e.s de l’intérieur et de l’extérieur y contribuent et bonne nouvelle : El Estornudo publie aussi en anglais !
Dernier article paru :
Revue en ligne consacrée à la lutte des communautés LGBTI+, au féminisme et aux droits des personnes dans leur vie privée et publique. Elle alerte sur les injustices vécues par les minorités, sur la violence de genre et le racisme qui entachent encore et toujours la société cubaine.
Dernier article paru :
Revue d’opinion et d’informations générales, probablement la plus complète et assurément la plus célèbre dans le monde. Bonus : un agenda culture et un podcast quotidien Ventana 14, by Yoani Sánchez – prix Ortega y Gasset 2008 – elle-même. De nombreux articles sont disponibles en anglais.
Derniers articles parus :
Ocho madres sin techo y sus once hijos ocupan un taller del Estado
¿Suspender las remesas y recargas telefónicas a Cuba?
Cuban State Security Continues to Harass the San Isidro Movement
Revue culturelle éditée depuis le Mexique, ce qui lui donne une indépendance accrue, elle est sous-titrée Alianza Iberoamericana para la Literatura, las Artes y el Pensamiento. Vous y trouvez aussi bien des prises de position politiques que des articles sur l’actualité du cinéma et des littératures ibéro-américaines. Certains contenus sont en anglais.
Paru récemment :
Une multitude de voix
Il est impossible de citer tous les titres mais serendipia vous recommande aussi : les féministes Alas Tensas et SEMlac-Cuba, l’historique Havana Times (fondé en 2008, bilingue espagnol-anglais) et une foultitude de titres culturels :
Hypermedia Magazine pour la littérature et les arts visuels
ART OnCuba pour l’art contemporain
Magazine AM:PM pour les musiques actuelles (playlists inside)
El Cine es Cortar pour le cinéma (une mine !)
Árbol Invertido pour la poésie et le théâtre
El Toque pour les liens culture-société
Avec une mention spéciale pour les magazines « sur papier glacé » Revista Garbos et Vistar Magazine, consacrés à la mode, à l’industrie musicale et au life style des branché.e.s de Cuba. On y trouve les infos people qui permettent de mesurer le degré de réussite des Cubain.e.s hors de l’île !
Opposants assurément
ADN Cuba traite sur 5 colonnes : Represión en Cuba, Derechos Humanos, Médicos Cubanos, Regulados (aka qui n’ont pas le droit de sortir de l’île) et Migración Cubana. Tout est dit.
Diario de Cuba (DDC pour les intimes) émet depuis Madrid. Ce site très complet traite l’actualité cubaine et internationale, avec une attention spéciale pour les Droits Humains. Les sections Culture et Sport sont bien fournies. Et si vous ne maîtrisez pas la langue de Cervantes, vous pouvez le lire en anglais !
CiberCuba, fondé en 2014 en Espagne par deux cubains exilés, et ça se sent ! Le titre se consacre à l’actualité de Cuba et des Cubain.e.s de la diaspora, notamment à Miami.
Cubanet, fondé en 1994, installé à Coral Gables, promeut la presse alternative cubaine et défend la société civile.
Ce sont de bonnes sources d’information dont on comprend tout de suite le positionnement vis-à-vis du gouvernement cubain !
En 2017, Cuba est 173e sur 180 au classement mondial de la liberté de la presse réalisé par Reporters sans frontières.
En janvier 2020, l’officielle Radio Progreso publie la liste des organes de presse indépendants dont la lecture est vivement déconseillée :
CiberCuba, Cubanet, Diario de Cuba, Cuba en Miami, 14yMedio, Cubanos por el Mundo, La Joven Cuba, OnCubaNews, Periódico Cubano, Cubita Now, Todo Cuba, Isla Local, Cuba Trendings, Cubanos Guru, Tremenda Nota, ADN Cuba, El Estornudo, El Toque, Periodismo de Barrio.
… Pour promptement retirer le post, tant il était évident qu’il avait été mal compris par la population.
« Merci pour la liste, il y en a que je ne connaissais pas » pouvait-on lire dans les commentaires. Ou comment faire de la pub à ses meilleurs concurrents !
Source 14yMedio le 20/01/2020
Encore un coup de la CIA ?
C’est cocasse vu de l’extérieur, mais à vivre au quotidien c’est pénible et dangereux : sur les publications indépendantes de Cuba pèse officiellement le soupçon d’être financées par… la CIA !
À force de devoir résister à cette accusation simpliste, à des interrogatoires et amendes, les journalistes d’El Estornudo se sont fendus d’une déclaration d’une grande franchise : A Quien Pueda Interesar : Nuestra ruta del dinero (À qui de droit : le tracé de notre argent).
On y apprend que la parution de la revue est financée par deux fondations : Open Society Foundations et National Endowment for Democracy, lesquelles n’interviennent pas dans les contenus publiés.
Pour d’autres titres, l’argent vient de levées de fonds auprès des particuliers ou, tout simplement, des ressource publicitaires. La bonne vieille recette dont le régime révolutionnaire avait voulu se débarrasser en 1959 ! Un système qui a ses avantages et ses limites.
En parlant de limites : sachez que la lecture de bien des revues indépendantes est impossible à Cuba. Mais comme les articles paraissent sur les réseaux sociaux, il est généralement possible de les attraper au vol, de les transférer sur pdf et de les diffuser ainsi.
Journalistes cubain.e.s around the world
Les journalistes cubain.e.s sont parfois demandés à l’extérieur, ce qui représente une bouffée d’oxygène en plus d’une précieuse source de revenus. Abraham Jiménez Enoa, après avoir fondé El Estornudo, est chroniqueur au Washington Post et a pubié dans The New York Times, BBC World, Al Jazeera… Maykel Gonzalez Vivero, fondateur de Tremenda Nota, a collaboré – entre autres – avec Arte, Mónica Baró publie dans de nombreuses revues, Eileen Sosín Martínez écrit dans l’hebdomadaire Étatsunien El Progreso Semanal…
Alors oui, pour le journalisme indépendant à Cuba, la mondialisation a du bon et la brèche ouverte par internet s’est transformée en source inépuisable, bien que souvent remise en question, d’informations et de liberté d’expression.
1 Internet est introduit dans l’île à la fin des années 90 mais son usage reste extrêmement limité jusqu’en 2007 (création des Jovenes Clubes de Computación, les cyber cafés a lo cubano).
En 2015 apparaissent les premiers spots wifi publics. Internet sur mobiles n’est lancé qu’en décembre 2018, son accès est toujours limité car très cher pour le Cubain moyen. Voyez la page Connexions pour en savoir plus.Consultez la liste des organes de presse officiels (papier, digital, télé, radio) sur le site Cubadebate.
Voir l’article d’Amnesty International : Le paradoxe d’Internet à Cuba : comment le contrôle et la censure en ligne mettent en péril les avancées du pays en matière d’éducation
Photo à la Une : connexions sous contrôle dans un parque wifi du Vedado, La Havane. À Cuba, la plupart des revues et magazines de presse indépendante n’existent qu’en version numérique.
Merci mille fois pour cet état des lieux plutôt exhaustif ! (Je ne comprends pas bien cependant l’intention et ce qu’à publié RP. Explication autour d’un bon mojito ?)
Enfin, il faut préciser si la presse indépendante paraît pléthorique aujourd’hui, c’est vraiment « à l’insu du plein gré » du gouvernement. Elle est toujours aussi réprimée et ses auteurs régulièrement inquiétés et harcelés par la Sécurité de l’Etat. Précisons encore que les Cubains ne peuvent pas y accéder depuis Cuba sauf à se munir d’un VPN ; et vu les coûts de la connexion, leur usage d’internet de porte pas prioritairement sur la lecture illégale de ces médias, qui restent très peu connus des Cubains de l’île qui n’ont absolument pas l’habitude de la pensée critique, pour la plupart en tous cas.
Ce que je veux dire : ce serait un contresens de penser que cette apparente abondance signifie que la presse devient peu à peu libre à Cuba. Il n’en est assurément rien.