Cuba : le cas Luisma, une performance permanente

Luis Manuel Otero Alcántara : style fashion, conscient de son charme, ongles peints ou chemise à fleurs, coiffure afro… un Cubain bien de son temps en somme ? Mais surtout un regard défiant et joyeux à la fois, reflet d’un rapport au monde qui lui vaudra bien des ennuis.

Pour ses amis, il est Luisma et ils disent que sa meilleure performance, c’est lui-même. Et qu’il a toujours voulu être célèbre, peu importe que ce soit comme Michael Jackson ou comme Jean-Paul Sartre…

L’État de Performance Permanent

Depuis l’arrivée d’internet à Cuba, les réseaux sociaux ont changé sa vie : Il y diffuse ses performances, ou plutôt les vidéos des policiers en train de l’arrêter pour interdire ses performances, ou les photos des agents de la Sécurité qui l’attendent devant sa porte pour l’empêcher d’aller manifester. Une méta-performance permanente en quelque sorte… Pourquoi ? J’y reviendrai.

Car pour l’heure, Luisma sort de prison. Pause. Reprenons au début.

Luis Manuel Otero Alcántara, performance Se USA, 2018. Photo droits réservés.

les débuts du futur cas Luisma

Luis Manuel grandit dans un quartier pauvre de La Havane et passe son temps dans la rue, ou devant les dessins animés yankees, qui à cette époque remplacent les productions russes sur les écrans cubains.

Il rêve de jouets Superman ou Batman ou Quelconqueman, mais pour un enfant du Cerro, c’est hors de portée. Très vite, il se met à les fabriquer avec les bouts de bois qui lui tombent sous la main. Il détourne les instruments de travail de la tante podologue ou du papá soudeur et prend goût à la taille du bois.

Les parents n’ont aucun contact avec l’art mais trouvent que les sculptures du petit, c’est joli, surtout quand un étranger lui en donne 20 dollars.


“Mis padres no tenían intención de que fuera artista. Ellos preferían que yo fuese un técnico medio, que fuese carnicero y garantizara un bistec para la casa, que tuviera cuatro muelas de oro y un par de Nike. Nada más”

Mes parents ne voulaient pas que je sois artiste, plutôt technicien ou boucher, pour ramener le bistec à la maison, et que j’aie quatre dents en or et une paire de nike. C’est tout.

Toutes les citations de LMOA sont issues de l’article de Darío Alemán Cañizares sur le site Yucabyte, voir en fin d’article.


Luis Manuel cherche d’autres voies pour atteindre un futur brillant, du côté du sport : à l’image de Javier Sotomayor, afrodescendant comme lui, il sera sportif de haut niveau. Il commence par la course de fond, qui lui sera bien utile par la suite, question d’endurance…

Il se met à fréquenter des artistes et intellectuels. Premières excursions hors de son quartier et de son entourage familial. On lui parle de peinture, de musique, de politique… et du désenchantement de toute une génération revenue d’Angola en y ayant laissé ses rêves.

Parallèlement à ces cours improvisés d’histoire de l’art, il continue de s’entraîner. Mais un incident pendant une course va l’éloigner de la compétition pendant un an. Luis Manuel rentre à la maison familiale et là surprise : les sculptures ont disparu.

Sa mère les a offertes à une tante qui les a montrées à la Casa de Cultura, qui les a montrées dans un atelier de sculpture sur bois… Voilà l’ado pris au sérieux et invité à l’atelier. Les récits des anciens lui inspirent une série de statuettes : des corps mutilés, sans visage, qu’il appelle Los héroes no pesan.

Il essaie de s’inscrire à l’école d’Art de San Alejandro mais a dépassé la limite d’âge. Dépité, il essaie les cours du soir mais bientôt, comptant sans doute qu’il y avait déjà trop d’artistes au km2 sur l’Île, les autorités suppriment les cours.

C’est ainsi que démarre sa carrière d’artiste, dans un rapport de fascination-répulsion pour le politiquement correct de l’Art avec un grand A, qui semble ne pas vouloir de lui. Il a 18 ans, pas un rond ni une paire de chaussures et entame une licence en Culture… physique. Ce qui lui permet d’échapper au service militaire.

Il vend toujours ses sculptures à des religieux, jusqu’à 50 CUC la pièce. Mais décidé à sortir du circuit artisanal, il commence à exposer, adhère à l’Asociación Hermanos Saíz (branche junior de l’Union des Artistes) et s’inscrit au Registro del Creador, ce qui fait de lui un professionnel. Mais pas encore une vedette…

Luis Manuel Otero Alcantara, sculpture de bois et chiffons, 210 x 160 x 80 cm, 2014. Droits réservés.

En recherche d’une nouvelle esthétique, il construit des figures de bois assemblés avec des chiffons. C’est beau, c’est gratuit ! Mais pas du goût de tout le monde, dès lors qu’il commence à les exposer dans l’espace public.

On le force à les retirer, elles apparaissent un peu plus loin. Le jeu du chat et de la souris avec les forces de l’ordre vient de commencer.

Luisma et moi

La première fois que je croise virtuellement Luisma, c’est en 2014 grâce à stripper, une de ses premières performances. Elle n’a duré que quelques secondes et fait le tour de la planète. On y voit un beau mec réalisant un strip tease pour sa fiancée, au carrefour de 23 et N.

Pas n’importe où : c’est ici précisément qu’est installé le premier spot wifi public de la capitale. Le message est clair et vise à dénoncer cette absence d’intimité imposée par le wifi en public.

Quand Luis Manuel Otero Alcantara s’invite à la Bienal de La Habana 2015, avec le personnage Miss Bienal et la performance Welcome to Yumas. Photo droits réservés.

Je fais le lien avec Miss Bienal (eh oui c’est lui) et commence à suivre la trajectoire de cet ovni dans le ciel cubain. L’étape suivante sera la création du Museo de la Disidencia en Cuba avec la curatrice Yanelis Nuñez Leyva. Dans cet espace virtuel, ils revisitent le concept de dissidence, en alignant opposants et chefs d’État qui furent eux aussi des opposants, suivez mon regard.

D’artiste marginal à artiste marginalisé

Ce n’est pas du goût de tout le monde (bis) et surtout pas de la Seguridad del Estado, qui voit des Ennemis de la Revolución absolument partout. Luisma passe du statut d’artiste marginal à celui d’artiste marginalisé. La portée politique de son travail est reconnue – plus sans doute que la pertinence de ses œuvres – mais produit des effets contrastés…

Il devient rapidement l’artiste « conceptuel grand public » pas toujours pris au sérieux par la communauté artistique, laquelle vient cependant à son secours à chacune de ses incarcérations. Jusqu’à ce que tout le monde ou presque se mette d’accord sur ce fait : sa meilleure performance c’est sa résistance à la pression de l’État et son art de produire à la volée, en réponse à chaque événement qui secoue la société cubaine.

#OO Bienal

Une passante et un logo : #00Bienal. Calle Picota, été 2018.

Le Ministère de la Culture annule la Bienal de Arte 2018 ? Luisma et ses amis Amaury Pacheco, Iris Ruiz, Yanelys Nuñez Leyva… décrètent la naissance d’une manifestation indépendante : #00 Bienal. Sans budget ou presque, entre interrogatoires et intimidations, l’événement aura bien lieu mais ne sera absolument pas relayé par les médias officiels.


« La Bienal 00 fue el proyecto más difícil al que me he sometido como artista, activista y ser humano. (…) Pero yo estaba preparado para eso porque yo iba a hacer el evento y había que matarme para que no lo hiciera. »

La Biennale 00 a été le projet le plus difficile que j’ai entrepris, en tant qu’artiste, activiste et être humain. (…) Mais j’étais prêt, décidé à le faire et il aurait fallu me tuer pour que je renonce.

Toutes les citations de LMOA sont issues de l’article de Darío Alemán Cañizares sur le site Yucabyte, voir en fin d’article.


C’était difficile aussi pour son entourage, qui prenait comme lui des risques considérables. Certes, ils marquaient des points mais devaient renoncer pour toujours à leur tranquillité et à un quelconque poste dans une institution culturelle officielle.

Le décret 349

En 2018, Luisma commence à bien connaître la compañera qui l’interroge, mais il n’arrive pas à lui faire comprendre pourquoi ce décret 349 (ne pas confondre avec le 49.3) qui entre en vigueur en décembre est une aberration.


Consultez ci-dessous la traduction du décret, vous n’allez pas en croire vos yeux !

L’art est-il politique ? Même à Cuba ?

Bref, si vous avez bien lu, ce décret incite à l’auto-censure et compromet fortement la liberté d’expression.

Pour montrer à quel point les artistes sont dans la merde, Luisma entreprend de s’en couvrir devant le Capitolio. Manque de pot, il est arrêté avant de passer à l’action et c’est Yanelis qui s’y colle (si j’ose dire). Depuis, elle a émigré en Espagne.

Il n’y a pas que Luisma qui proteste. Le Grupo de San Isidro (son quartier) multiplie les actions et Tania Bruguera se fend d’un texte magnifique et limpide qui ridiculise les fonctionnaires qui ont élaboré le 349. Mais la guerre est déclarée et avec elle, la peur est revenue.

Drapeau, printemps noir

Bref retour en arrière : pendant le défilé du 1er mai 2017, un inconnu pète un câble et les barrières de sécurité… et galope devant la tribune d’honneur en brandissant un drapeau yankee.

Luisma réactive ce geste en avril 2019 et lui donne un titre bien malin : Se USA (ça sert). La performance consiste à organiser une course pour les jeunes du quartier, avec le fameux drapeau sur les épaules. Après tout, le Stars and Stripes est omniprésent dans la garde-robe cubaine, et de nombreux sportifs cubains courent sous un autre drapeau !

Allez hop, encore un petit séjour au poste. À sa sortie, Luisma déclinera le concept avec le drapeau cubain, sachant très bien qu’il joue avec les limites de ses censeurs et que son geste peut être criminalisé d’un jour à l’autre.

Ceci n’est pas une performance de Luis Manuel Otero Alcantara, bien que le jeune homme porte un T-shirt Stars and Stripes. La Havane, avril 2019.
Luis Manuel Otero Alcántara, performance Drapeau, 2019. Photo droits réservés.

« Ya que me metan preso lo asumo como parte del presupuesto de la obra, es una consecuencia que tengo presente de antemano. »

Maintenant, qu’ils m’arrêtent, ça fait partie de l’œuvre, c’est une conséquence que j’ai à l’esprit avant de commencer.

Toutes les citations de LMOA sont issues de l’article de Darío Alemán Cañizares sur le site Yucabyte, voir en fin d’article.


Les aller-retour au poste font désormais partie du quotidien de l’artiste. Un quotidien qui se déroule à San Isidro, un coin de Habana Vieja pauvre et ingrat. Tout près de là, le quartier de Jesus Maria ne paie pas non plus de mine.

Casques de chantier

Le 27 janvier dernier, un immeuble s’effondre dans une rue de Jesus Maria. Un de plus… Mais cette fois-ci, trois jeunes filles perdent la vie sous les décombres, alors qu’elles revenaient de l’école. L’opinion publique s’émeut de la réaction des autorités, qui ont commencé par dire que ces jeunes cubaines étaient imprudentes de se trouver là.

Luis Manuel Otero Alcántara, 2020. Photo droits réservés.

Luisma réplique immédiatement avec une proposition de bon sens qui ne peut qu’exaspérer le gouvernement : doter tous les enfants de casques de chantier !

Dénouement provisoire et gros bisous

Ce n’est cependant pas cet ultime (et intelligent) défi à l’immobilisme qui a jété Luisma en prison pendant 12 jours. Il était bien menacé de procès depuis l’affaire du drapeau cubain, mais sans effet immédiat. La goutte d’eau qui a fait déborder le vase c’est… un bisou !

Fin février, la télévision cubaine diffuse Love Simon mais coupe la scène finale, celle où les protagonistes s’embrassent enfin. Sidérés, de nombreux activistes se donnent rendez-vous devant l’Instituto Cubano de Radio y Televisión pour une besada (kiss-in en français) de protestation.

Souhaitant s’y rendre, Luisma est arrêté en sortant de chez lui avec Claudia Genlui Hidalgo. Arrêté, une fois de plus me direz-vous… Mais cette fois-ci, on l’informe qu’il va bénéficier d’une procédure expéditive et être jugé pour « outrage à symbole national » et « destruction de biens publics ». Peine encourue : 2 à 5 ans de prison.

Pour ce qui est de l’outrage au drapeau, ça se discute, hein, vu le nombre d’œuvres d’art qui le représentent en plus ou moins bonne position… Et pour ce qui est des biens publics, mystère. On apprendra par la suite qu’en se débattant dans la voiture, il aurait endommagé un siège. N’ayant jamais personnellement été menottée de force, je ne peux pas vous dire si l’éraflure était évitable ou pas…

Pétition et voix inattendues

La disproportion de la peine annoncée en a glacé plus d’un. Des dizaines d’articles ont alerté l’opinion, une pétition a circulé, d’abord dans l’entourage de l’artiste, puis dans tout Cuba et au delà.

Plus étonnant, des artistes plutôt bien vus, voire des orthodoxes pro-gouvernement (c’est leur droit) ont mêlé leur voix à celles des activistes. Silvio Rodriguez, Kcho… du jamais vu ! Un élan de solidarité sans précédent, qui a aussi été contrebalancé par une petite campagne de diffamation, mais passons… Le fait est que la parole a circulé malgré la peur.

Pour finir, Amnesty International a dénoncé la détention arbitraire. Quelques heures plus tard, Luima était relâché et fêtait ça dans la rue avec ses amis, devant le ciné Yara, là même où il avait réalisé son strip tease en 2014.

Mais cette fois-ci, la performance est collective et la célébrité partagée. #EstamosConectados. Pour ce tour de force, l’histoire t’absoudra, Luisma !


Sources : Luis Manuel Otero Alcántara, retrato de un kamikaze feliz, article de Darío Alemán Cañizares sur le site Yucabyte. Retrato colectivo de Luis Manuel Otero Alcántara: proclama por la libertad del artista sur le site Rialta Magazine et Feat. Luisma, article de Juliana Rabelo sur le site Hyper Media Magazine.

Cet article ne traite que quelques performances de LMOA. Pour une chronologie plus complète, avec notamment la performance réalisée à Paris au Centre Pompidou et le pèlerinage à San Lazaro, voyez 14 acciones plásticas que hablan de la osadía artística de Otero Alcántara (Videos+Fotos) sur le site Radio Television Marti.

Photo à la Une : La force du collectif, nuit du 13 au 14 mars 2020, Luis Manuel Otero Alcantara vient d’être libéré. Photo Iliana Hernandez, droits réservés.

2 réflexions sur « Cuba : le cas Luisma, une performance permanente »

  1. Merci pour cet article si bien écrit et documenté, et qui commente le lien entre art et politique, avec une intelligence de la cubanité unique, surtout pour une Yuma. Bravo, merci, une fois encore pour nous rendre intelligible cette société si complexe. Muaaaaaa ! comme disent les Cubains !!!

  2. Jajaja, on ne parle pas de politique ici, hein !
    Comme dirait Maria, es una situacion situacional.
    Mais le procès est toujours pendant, à suivre !

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