Bienvenue à Alamar, 90 000 habitants, à 11 Km du centre de La Havane. Cette ville hors-la-ville du municipio Habana del Este recèle une richesse humaine incroyable bien qu’on la qualifie souvent de cité-dortoir ingrate, voire dangereuse.
Je vais donc commencer par interroger 3 idées reçues :
Il n’y a que des barres de logements collectifs ? Non, il y a aussi beaucoup de pavillons et d’espaces verts.
C’est un quartier pauvre ? Non, pas plus que d’autres. Certains cubains plutôt à l’aise restent par goût, ou par difficulté à se loger ailleurs.
C’est moche, pelé et battu par les vents ? Pas partout : la végétation a bien poussé et certains coins sont plaisants et verdoyants.
Alors, quoi ?
Déjà pour l’atteindre, il faut se taper l’attente à la piquera et voyager entassés à 12 dans une jeep ou à 100 dans la guagua… qui vous laisse à l’entrée de cette immensité où les rues sont regroupées en « zones » dont on peine à comprendre la logique. Pensée émue pour les salarié.es et étudiant.es qui font le chemin tous les jours…
À première vue, du béton et peu de repères visuels à part quelques tours : on dirait une ville surgie en une nuit et abandonnée depuis. Mais à y regarder de plus près, la vie est partout et les espaces entre les immeubles sont investis par des baraques bricolées : garages, patios, caféterias et petits commerces.
Ces derniers laissent à penser que la vie du quartier a dû beaucoup s’améliorer depuis l’avènement du cuentapropismo…
Il y a des gamins qui jouent à la pelota, des familles qui rentrent de la plage, des dames sous leur ombrelle et des amoureux à la fenêtre. Des poubelles qui débordent et des tuyaux qui fuient, aussi. Et des grilles, des grilles, des grilles… Tout autant pour l’intimité que pour la sécurité, dans cet univers conçu comme hautement collectif.
Il y a surtout une ambiance particulière, entre torpeur et familiarité, liée à l’isolement géographique, à la mixité sociale ? Tout le monde a l’air de se connaître, et depuis longtemps.
On ne fait pas de tourisme à Alamar : il n’y a rien à y voir, si ce n’est la vie quotidienne, ses logiques, sa complexité.
Bérengère Morucci, Alamar, un quartier cubain, éditions L’Harmattan 2006
Alors vous vous demandez ce que je fais ici ? C’est que j’ambitionne de connaître tous les quartiers de La Havane. Et j’en suis à la lettre A.
Alamar aujourd’hui
Qui vit à Alamar aujourd’hui ? Quelques pionniers qui s’y étaient installés avant la Revolución, des relogés suite à divers ouragans, des militaires venus de toutes les provinces, des artistes et des santeros, des familles nombreuses, des réfugiés des pays frères et des migrants de l’Oriente, des ingénieurs et des profs, des retraités…
Et quand même aussi quelques ouvriers des microbrigades qui ont construit les immeubles, dans les années 70. D’ailleurs à les voir, ces braves barres de béton, elles font plus que leur âge. Et ce n’est pas faute de les repeindre couleur bonbon à la moindre occasion.
Toutes et tous s’accordent à dire que les logements collectifs sont insalubres, que le quartier est abandonné à lui-même et que son isolement encourage les comportements déviants et violents. C’est certainement vrai. Mais moi qui ne suis venue que brièvement et de jour, je n’ai rien vu de tout ça.
Et il y a quand même, depuis peu, quelques efforts du côté des équipements, avec notamment Enguayabera, un centre culturel-cafeteria-internet café-galerie d’art-salle de ciné et de concert. Le signal wifi est si bon que les alentours ne désemplissent jamais. Et les concerts sont aussi fameux qu’ailleurs !
L’Avenida de los Cocos
Elle doit son nom aux palmiers qui la bordent, pas aux soviétiques qui habitaient, dans les années 70, au bout de cette artère qui traverse le quartier, depuis la piquera jusqu’à la mer.
Comme elle concentre pas mal d’équipements intéressants – quoique pas toujours en état de fonctionnement – je vous propose de la descendre tranquillement. On traverse la zona 8, puis 7, puis 24, c’est à n’y rien comprendre… Une tour abrite en son rez-de-chaussée la Casa de la Cultura et la Galeria Fayad Jamis, face au Ciné Alamar (désaffecté).
Un parc de divertissement déserté se trouve dans le virage qui conduit à la zona « de los Rusos ». Tout est russe ici, du mercado de los Rusos à la Playita de los Rusos. Bien que les pavillons évoquent un suburb populaire de Floride plutôt que des datchas de la banlieue moscovite…
Enfin, l’Avenida vous dépose au bord de l’océan, sur un terrain vague qui a été, dans le temps, une aire de loisir prisée avec son Malecón et son resto. Le lieu dégage une nostalgie prégnante.
Histoire d’Alamar
Jusqu’à la fin des années 50 trônait sur ce territoire la finca La Noria, dont l’élevage du bétail et un relais de chevaux étaient les principales activités. Le changement de nom est dû à Guillermo Alamilla Gutiérrez qui y développa son projet immobilier à partir de 1957 : Alamilla + Maria (le prénom de maman) = Alamar. Facile !
La Constructora Alamar S.A. avait l’ambition d’urbaniser toute la zone, rendue facilement accessible par le percement du tunnel de La Havane. Quelques équipements se situaient sur l’emplacement de l’actuel Parque Hanoï, tandis que le reste était vendu en lotissement, de l’actuelle Via Blanca jusqu’au bord de mer, dédié aux loisirs.
Au 1er janvier 1959, les infrastructures étaient achevées mais bien peu de maisons étaient construites, d’autant que certains propriétaires quittaient l’île pour Miami… Ceux qui restaient appartenaient plutôt à la petite bourgeoisie de la capitale, attirée par la perspective d’améliorer son cadre de vie.
Au début des années 60, le régime fit construire le restaurant El Golfito, le Servicentro (toujours debout) et 401 nouvelles maisons initialement destinées aux ouvriers, puis finalement aux familles des « techniciens » russes. C’est ainsi que la côte voyait des enfants bruns et blonds partir ensemble à la pêche aux oursins.
Pendant la crise des missiles on y installa un camp de tir et quelques unités de combat, entrainées par des Russes, tandis que certains Cubains profitaient de l’isolement du lieu pour sortir (illégalement) vers le Nord ou y commettre quelques méfaits…
Le 17 février 1971 naissait le Plan de Alamar, seconde vague d’urbanisation destinée à pallier le manque de logements pour les citoyens, désormais égaux en droits. Le principe est connu : il s’agissait pour les usines et Unités de Production de libérer leurs travailleurs pour qu’ils construisent eux-mêmes leurs logements.
Constitués en microbrigades, ils et elles étaient déjà, en 1972, plus de 3 000 à travailler à l’édification des ces logements collectifs qui caractérisent toujours Alamar. Salvador Allende inaugura la première école et de cette époque de fièvre révolutionnaire datent aussi un centre commercial, une fabrique de textiles, etc.
Une fois terminés, les appartements étaient attribués, lors d’assemblées de travailleurs, à celles et ceux qui en avaient le plus besoin ou qui les méritaient le plus. Pas forcément aux constructeurs bénévoles. L’Homme Nouveau à l’œuvre !
Les délégations étrangères venaient en jeep visiter les barres de béton soviétique de ce quartier modèle… dont les habitants n’étaient reliés au reste de la capitale que par une seule ligne de bus.
Le temps passe lentement à attendre un bus qui n’arrive pas et pendant ce temps, arrive ici ce qui arrive ailleurs, dans ces cités neuves construites un peu partout dans les années 60 et 70.
Je suis bien placée pour en parler, moi qui ai sillonné Marseille du sud au nord. La cité, conçue et perçue comme opportunité d’une vie meilleure, se dégrade rapidement et le simple fait d’y habiter est un stigmate…
Rap à Alamar
Mais durant des années 90, en pleine Période Spéciale, Alamar s’est mise à refleurir, à respirer. Cette ville hors-la-ville s’est révélée cosmopolite, musicale et… rebelle. Les 20 années passées en vase clos avaient aussi servi d’incubateur à une sacrée créativité. Désormais, ateliers littéraires et arts urbains se croisaient dans des soirées qui ne figuraient pas dans les programmes culturels officiels.
En 1995, la Galeria Fayad Jamís attirait les foules. Alamar était la plaque tournante de la culture alternative cubaine, avec notamment le collectif Omni-Zona Franca et sa manifestation Poesía Sin Fin. Le mouvement hip hop naissant créait son premier festival, où se produisait le groupe Amenaza…
… dont deux membres devaient plus tard fonder Orishas ! De l’avis général, la création en 2002 de l’officielle Agencia Cubana de Rap n’a pas vraiment profité aux pionniers du genre à Cuba, mais ceci est une autre histoire.
Le potager d’Alamar
La Revolución avait promu une agriculture industrielle et l’exportation massive de sucre et d’agrumes, en échange de produits de consommation. Mais à l’effondrement du bloc soviétique, les cubains s’effondraient aussi en regardant leurs assiettes. Le pays envisagea un moment l’autosuffisance… et des techniques vieilles comme le monde firent leur retour en force : culture sans pesticides, compost, fumier et jardins urbains.
De tous les organopónicos qui émaillent le paysage, celui d’Alamar est l’un des plus grands et des plus productifs. Ce n’est pas une microbrigade, c’est une coopérative. Nuance. Les 150 membres et 17 employés y produisent fruits, légumes, fleurs et herbes pour la table, la décoration, la médecine et même la religion.
De l’avis de ses membres, le fonctionnement coopératif de l’Organopónico Vivero Alamar¹ crée un sentiment d’appartenance très fort et permet de mieux s’adapter aux réalités économiques fluctuantes de l’Île. Par ailleurs, la coopérative crée des emplois, notamment pour les femmes et les personnes âgées.
Une manne, dans ce quartier isolé du monde où la plupart des habitant.es sont à la merci de rares guaguas bondés lorsqu’ils doivent aller travailler à l’extérieur.
Sur cet exemple d’initiative citoyenne réussie, je referme le chapitre Alamar. Provisoirement, car j’y retournerai. Vous allez me dire qu’à ce rythme, je ne suis pas rendue à Víbora Park, Wajay et Zamora… Mais à Cuba on prend son temps.
¹ Unidad Básica de Producción Cooperativa (UBPC) OVA.
À lire, en français pour une fois : Alamar, un quartier cubain par Bérengère Morucci aux éditions L’Harmattan. Cette française a vécu à Alamar et partagé la vie de ses habitants.
À lire en espagnol ou en anglais : un article plein de nostalgie de Ava Lima sur le site OnCuba : La playita sin rusos.
Alamar par Derubín Jácome sur le site Cuba en la memoria.
Una semana de hip hop en la Cuba subterránea, un article d’Alberto Domínguez sur le site Cartel Urbano.
Alamar : An Oblique Approach, très beau texte d’Amaury Pacheco (traduit par Ezra E. Fitz) sur le site E-flux.Photo à la Une : Des enfants jouent au beisbol entre deux barres de béton, Alamar, Habana del Este, 2018.