Aujourd’hui le temps est couvert, je me hâte vers le quartier d’El Cerro. Estudio 50 y annonce une belle expo et vient de publier ses horaires sur les réseaux sociaux : 10h-18h. Miracle.
Ou presque…
A lo cubano
Car une fois devant le grand portail de fer, nada. J’entends bien des bruits de bouteilles à l’intérieur, mais pas trace d’une ouverture. Quoique… sur le côté, une petite porte laisse entrevoir un comptoir tout en miroirs qui ressemble à l’entrée d’une entreprise florissante dans les années 50. Et je tombe nez à nez avec une gardienne.

– Mais comment tu es entrée amor ?
– Par la porte mi vida. On m’a dit qu’il y a une expo ici.
– Ah oui, mais je crois qu’elle est fermée. Tu veux visiter ?
– Et comment ! Tu es la gardienne ?
– Non, moi je suis une trabajadora.
– Mais la miroiterie, elle n’est pas fermée ?
– Non, pas vraiment, mais comme on n’a pas de matériel, on ne peut plus travailler. Seulement parfois il y a des cuentapropistas, quand ils peuvent obtenir des matières premières, ils viennent travailler ici.
Je ne sais quelle foi accorder aux propos de cette charmante dame, mais depuis quelques années la miroiterie El Espejo a pris le nom de Estudio 50. On y fait des photos, des expos et des fêtes à tout casser. Comme hier soir, pour l’anniversaire de la revue über branchée Vistar Magazine. Les marques de boissons alcoolisées à la mode se battent pour sponsoriser de tels événements, à bon entendeur…

Pour la biennale, c’est la galerie El Apartamento qui a investi ce lieu invraisemblable, capharnaüm anti white cube. Et la proposition est d’une générosité inouïe, quoiqu’un peu difficile à identifier dans le bordel ambiant.
In Libro Veritas
Inutile de chercher les cartels pour identifier les œuvres. Heureusement, une jeune femme m’offre le dernier exemplaire du plan d’ensemble qui permet de se repérer, plus ou moins.
Je ne vais pas tout vous raconter, mais sachez que je suis restée un bon moment devant une œuvre en apparence banale : trois étagères de bibliothèque. Sauf que les tranches des livres affichent des titres malicieusement référencés, à tiroirs et doubles sens, un vrai rébus.

C’est Biblioteca por lomo-lectores, de Lester Alvarez et Kevin Avila. Je n’ai pas tout compris mais saisi au passage que le monde de l’art contemporain en prend pour son grade : El censor se enciende y se apaga solo, Los Frikis se despiden, Continua la agonia, La doble moral como remedio infalible, Los lameculos…
Il reste donc à Cuba de petits espaces pour l’irrévérence, et qu’est-ce que ça fait du bien !
Parmi les pièces remarquables je retiens Espejismo (2015) d’Ariamna Contino et Alex Hernández, le Diario perdido de Reynier Leyva Novo, un YOLO de Raúl Cordero ou encore Saturno devorando a sus hijos de Mari Claudia Garcia. Dommage que la vidéo Hotel Roma de Leandro Feal ne tourne pas encore à cette heure matinale, je l’aurais bien revue. Elle est dédiée « à Agnes Varda » et je crois savoir pourquoi¹…



Enfin, à l’étage, une installation de jorge & larry m’enchante tout particulièrement. Ils sont parmi les seuls artistes cubains à aborder le fait de la sexualité dans leurs œuvres. Dans cette petite vitrine, là, ces figurines de terre cuite (ou plutôt crue)… Elles prennent un cours de Pilates ? Non, elles exposent énergiquement leurs sexes ornés de délicates fleurs blanches !

Au moment de quitter cette caverne d’Ali Baba, il pleut des cordes et je suis obligée de me réfugier sous les arcades de la calle Infanta. Tout le monde prend son mal en patience sauf quelques intrépides qui continuent leur route, trempés jusqu’au slip mais déterminés.
C’est alors que je risque un œil à l’intérieur de la boutique voisine. Stupeur : c’est une boulangerie ! Une très bonne boulangerie même. Miracle ou sérendipité, car cela faisait un moment que je la cherchais, sans savoir qu’elle m’attendait au coin de la rue.


Elle est tenue par Alberto, qui est revenu à La Havane après avoir fait carrière en Europe dans la gastronomie. On bavarde un bon moment. Mais Alberto me demande si mon blog parle de politique. Que dire ? La culture, c’est politique ?
Ce n’est pas son avis et il a des arguments ! Pour finir, je lui achète un beau pain au levain, geste banal en France et si rare à Cuba. J’étais partie pour prendre plusieurs petits pains individuels, mais il me fait remarquer que si je suis invitée à dîner, il faut que j’amène quelque chose « por compartir ». Sage conseil que je suivrai à la lettre.
Un jour, si Alberto veut bien, j’écrirai sur sa boutique Salchipizza et sur sa si belle démarche. Pour l’instant je cours me mettre à l’abri en attendant…
Le dîner de Susana
Résumé des épisodes précédents : Les œuvres de Susana Pilar Delahante Matienzo me touchent et m’intéressent depuis un bon moment. Aussi, lorsqu’elle a lancé une campagne de crowdfunding pour Lo Llevamos rizo, je n’ai pas hésité à contribuer. Et… j’ai gagné un dîner avec une partie de l’équipe qui l’entoure pour mener à bien ce projet un peu fou.


Nous voici donc dans un petit appart de Habana Vieja, avec Annia Liz de Armas et Aracely Rodriguez Malagon, en train de partager le pain, le vin et le délicieux repas préparé par la maman de Susana.
Elles habitent des quartiers éloignés et travaillent dans des secteurs différents mais partagent une belle amitié et la même envie de promouvoir la place des femmes afrodescendantes à Cuba.
Je mesure ma chance car j’en ai appris, des choses, au cours de cette soirée ! On se reverra, c’est sûr, mais pour l’heure il fait chaud et le vin nous est monté à la tête. Il faut sortir pour tenter de capter un peu de fraîcheur.
Block Party & 16mm

Justement, une projection vidéo en plein air est prévue non loin de là. Non loin ? Façon de parler, car on finit par héler des bicitaxis qui nous déposeront près du port, entre des HLM de parpaings et la centrale thermoélectrique Tallapiedra.
Tout le barrio de Jesús María est réuni pour assister à l’événement, organisé par Studio 8 et la galerie Arsenal Habana. Debout face à un écran de fortune, on regarde défiler des courts métrages en noir & blanc réalisés récemment par de jeunes artistes, lors d’un workshop avec Juan Carlos Alom et Aimara Fernández.
Tournés en 16 mm avec des moyens minimes, ils privilégient la relation immédiate avec le sujet, autorisée justement par la petite caméra portée à la main. Enfants, familles, visiteurs : le silence se fait et la poésie opère. C’est ça aussi la biennale : des initiatives d’artistes, des quartiers éloignés, des interactions avec le public…

Une fête de quartier va débuter, mais nous sommes épuisées… Susana part à la recherche d’un colectivo pour Diez de Octubre et par chance je monte dans la petite voiture d’une amie d’amie pour regagner le Vedado, en traversant des quartiers plus improbables les uns que les autres.
De cette très longue journée, je retiendrai tous ces beaux moments, mais aussi la sensation qu’il me reste beaucoup à apprendre pour tenter de cerner cette ville unique…
¹ Salut les Cubains (1963) d’Agnès Varda et Hotel Roma (2017) de Leandro Feal sont deux documents filmiques réalisés à partir de milliers de photos. Voilà pour la forme. Mieux : l’un et l’autre tracent avec un talent inouï le portrait de leur génération.
Photo à la Une : Lester Alvarez y Kevin Ávila en co-autoria con Roman Gutiérrez, Santiago Díaz y Hector Antón : Biblioteca por lomo-lectores (fragment). Exposition Illness has a colour à Estudio 50, curadoria El Apartamento, un événement collatéral de la Biennale de La Havane 2019.