« Tarea Ordenamiento » à Cuba : mais Kezaco ?

Tarea Ordenamiento : tout le monde en parle à Cuba du matin au soir et d’Est en Ouest. Mais au fait, ça veut dire quoi ? Un internaute a proposé de le traduire par Perestroïka, ce qui en français donnerait « train de réformes ».

Et en effet il s’agit bien de modification profondes qui vont forcément de concert : l’unification monétaire avec le système de change, l’élimination progressive des subventions avec la réforme de la grille des salaires.

Pourquoi maintenant, en pleine crise sanitaire et alors que les pénuries n’ont jamais été aussi graves ? Les spécialistes entonnent en chœur : parce qu’il n’y avait plus le choix !


« C’est un moment historique pour Cuba. Nous sommes là dans un processus de transition sur tous les plans, aussi bien économique que générationnel, à l’issue risquée et incertaine. »

Janette Habel, chercheuse à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine, dans Le Monde du 30 décembre 2020.


Dans cette course à l’actualisation du modèle économique, l’objectif serait de garantir un avenir meilleur à tous les Cubains, « no mediante el igualitarismo, sino promoviendo el interés y la motivación por el trabajo” (MIguel Miguel Díaz-Canel, discours télévisé du 10 décembre 2020) soit « sans recourir à l’égalitarisme, mais en mettant l’accent sur l’intérêt et la motivation à travailler ».

L’Homme nouveau du XXIe siècle sera donc intéressé aux bénéfices ?

Fin de Siglo et la vie devant soi

Adieu au CUC

Les possesseurs de CUC ont 6 mois pour s’en débarrasser au profit du CUP, monnaie unique et cependant relayée par le dollar US, voire l’Euro, pour les transactions internationales (les Cubains sont autorisés à avoir des comptes bancaires dans ces deux monnaies). Sujet déjà traité ici, je vous renvoie à l’article Cuba : un avenir vert comme le dollar US pour plus de détails.

En pratique au quotidien

Visiteurs, visiteuses, lorsque vous retirerez de l’argent dans les cajeros automáticos, ce sont de flambant neufs billets de CUP qui vous seront délivrés ! Et votre pouvoir d’achat sera sensiblement différent de ce que vous avez connu jusqu’alors. Mais ce qui nous intéresse ci-dessous, c’est plutôt l’impact de ces réformes sur la vie quotidienne de vos hôtes.

Car lorsque l’État annonce « éliminer graduellement les subventions abusives (ah bon ?) et les gratuités indues »… Il est bien naturel de se demander ce qu’il propose pour maintenir à flot l’économie des ménages. Petite revue ci-dessous :

Les revenus des actifs

On s’active calle San Rafael, Centro Habana, l’une des zones de commerce de détail les plus actives de la capitale cubaine.

La réforme des revenus (salaires de l’État, retraites et prestations sociales) vise à poser ceux-ci comme « source principale du financement de la consommation des ménages ». Dans un pays capitaliste cela sonnerait comme une grosse tautologie mais à Cuba c’est assez nouveau. Trasuisez : des salaires qui permettent de tenir jusqu’à la fin du mois.

En conséquence, un salaire minimum est établi, calculé selon le « panier de base » d’un ménage : 2 100 CUP. Près de 90 dollars ? C’est déjà une manne pour beaucoup de Cubain.e.s salarié.e.s. Vous allez voir que l’augmentation des prix qui va de pair a très rapidement douché l’enthousiasme des intéressé.e.s

À partir de ce plancher, une grille des salaires digne de la tour de Babel est établie. Cette convention collective à l’échelle d’un pays établit plusieurs groupes, avec les ouvriers à la base et les cadres au sommet. Ça vous rappelle quelque chose ? Les postes les plus avancés pourront percevoir jusqu’à 9 510 CUP (396 dollars).

Notez deux particularités : les titulaires d’un master peuvent toucher 440 CUP de plus que les autres pour le même emploi, et les Docteurs 825. Et de plus, les travailleurs peuvent être intéressés au résultat.

Grand âge et petite enfance

l’inscription en maternelle coûtera désormais 40 CUP par mois et la cantine scolaire 7 CUP par mois. Une augmentation énorme dont on se demande si elle sera accompagnée d’une amélioration de la qualité…

Quant au minimum retraite, il est de 1528 CUP. Là encore l’augmentation est conséquente, mais dans certains cas suffira à peine à payer la maison de retraite (qui augmente plus encore) et quelques paquets de Popular.

Aliments, médicaments, subventionnés ou pas

Le mercado de 19 y B dans le Vedado, décembre 2019. Surnommé « marché de millionnaires », le choix et les prix y sont déjà beaucoup plus élevés qu’ailleurs. Mais ces derniers temps il n’échappe pas aux pénuries.

La libreta, outil égalitariste mis en place en 1963, fait de la résistance, mais on n’y trouve plus grand chose : reste entre autres les aliments des tout-petits ou encore le lait en poudre pour personnes au régime ou femmes enceintes. Plus de lait à la bodega ? Il y en a certainement dans la tienda en dollars !

Dans le même état d’esprit contredit par la réalité, certains médicaments (pour les maladies chroniques) ou dispositifs médicaux (orthopédie) restent subventionnés… quand ils sont disponibles sur les rayons des pharmacies.

Par ailleurs, les prix maximum des fruits et légumes ainsi que de la viande disponible – ou pas – sur les marchés de gros et de détail, est fixé par décret. Un décret dont la plupart des revendeurs se tartinent, si l’on en croit de nombreux témoignages de consommateurs. Ce qui est rare est cher, à Cuba comme ailleurs.

Énergies

Panneaux solaires sur le toit de l’hôtel Ordoño, Gibara 2015

Après une annonce d’augmentation astronomique, l’État a rétrocédé et propose une augmentation plus raisonnée. À titre d’exemple, la bombonne de gaz coûtera désormais 180 CUP.

Pour les foyers qui souhaiteraient s’équiper de panneaux solaires – car le soleil cubain est certes photogénique sur les prospectus touristiques, mais il pourrait constituer une source d’énergie inépuisable sur l’île – il faudra attendre que la production démarre. Vu la conjecture économico-sanitaire, ce n’est pas pour demain.

ETECSA

Santiago de Cuba, boutique Etecsa pour acheter ses cartes wifi.

Redisons-le, ETECSA dispose du monopole des télécommunications à Cuba. Téléphone, internet : tout dépend de sa capacité à s’adapter à la demande et aux revenus des citoyen.ne.s, sans concurrence à l’horizon. C’est l’augmentation vertigineuse de ses tarifs qui a suscité le plus de réactions dans la société civile et sur les réseaux sociaux. Pour les visiteurs, cela ne change pas grand chose : 25 CUP (au lieu d’1 CUC) par minute pour surfer depuis un parque wifi. Mais appeler l’étranger depuis un téléphone fixe coûtera tout autant… malheur à ceux qui n’ont pas d’ordinateur ou de smartphone. Ces équipements étant importés à 100%, cherchez l’erreur.

La guagua

Piquera à Santiago de Cuba : guaguas, colectivos, deux roues… On s’y presse en fin d’après-midi pour trouver un moyen de transport et rentrer chez soi.

Il vous en coûtera 2 CUP pour monter dans un bus ou une lancha à La Havane, mais 1 CUP seulement dans les autres municipalités. Les habitant.e.s de la capitale n’ont pas manqué d’interroger cet écart de prix, alors que les salaires n’y sont pas plus élevés qu’ailleurs… Autre casse-tête, les tarifs des taxis sont également régulés, mais vu la quantité d’arrangements et de carabistouilles, je renonce à faire le calcul.

Viazul, moyen de transport préféré des touristes ne communique pas ses prix actuellement car les transports interprovinciaux sont gelés par mesure sanitaire. Patience !

Ce qui change ou pas selon que vous êtes…

Les droits de douane, documents et formalités administratives conservent les mêmes tarifs pour les cubain.e.s résidant sur le sol de la Mère Patrie et salarié.e.s de l’État. En revanche, les succursales d’entreprises étrangères et les cubains non résidents permanents peuvent s’attendre à des augmentations importantes, alors que les uns comme les autres contribuent déjà très largement aux entrées de devises.

Sont concernées également par cette augmentation, toutes les formalités relatives à l’activité des cuentapropistas. Il est fort probable que les tarifs de ces travailleurs indépendants vont augmenter en conséquence, mais trop tôt pour donner des chiffres précis sur les casas particulares et autres services aux visiteurs.

En revanche, la Resolución 328 précise que les paquetes turísticos n’augmenteront pas. Lesdits « tout inclus » étant proposés par des entreprises d’État (souvent gérées par les FAR) on voit tout de suite que la manne touristique sera réorientée vers les canaux officiels au lieu de s’éparpiller parmi les individus qui se lancent dans l’aventure de l’entreprise.

Lire le journal, aller au ciné, au spectacle…

File d’attente relax devant le Centro Cultural Bertolt Brecht, avant l’ouverture de la billetterie…
Museo Nacional de Bellas Artes,une toile de Rocio Garcia dans l’exposition temporaire consacrée à l’école San Alejandro. Combien désormais pour arpenter ces salles ?
La Reyna y la Real en concert à la Fábrica de Arte Cubano. Un tel lieu devra-t-il augmenter ses tarifs ?

Feuilleter ou dévorer Granma ou Bohemia coûtera beaucoup plus cher que précédemment. Mais le vrai problème est de se les procurer, car les tirages sont chiches et la distribution erratique. L’augmentation des prix tirera-t-elle la production vers le haut ? Rendez-vous au coin de la rue dans quelques mois…

Quant aux lieux de loisir de de culture, l’État précise que leurs tarifs seront alignés sur leurs coûts de production. Au pays de la « culture, droit du peuple », cela sonne comme le désaveu de 60 années de politique culturelle volontariste.

Ainsi, une grille des augmentations tarifaires figure dans la Resolución 328 parue le 10 décembre 2020 dans la Gaceta Oficial. Elle concerne musées, sites historiques et patriotiques, cinés, théâtres et « spectacles culturels » :

Extrait de la Resolución 328 concernant les tarifs des activités culturelles à Cuba, parue dans la Gaceta Oficial du 10 décembre 2020


Mise à jour du 26 janvier 2021

Mise à jour du 26 janvier 2021

Suite à la mise en application de ces nouveaux tarifs, de nombreuses voix se sont fait entendre pour dire que c’était vraiment trop cher. Et… les salles sont restées aux trois quarts vides ! Du coup le Consejo Nacional de las Artes Escénicas publie ce jour les tarifs réajustés :

Pour le détail voyez ici. En résumé, seul le Gran Teatro de La Habana conserve des tarifs différenciés pour les nationaux (de 60 à 20 CUP du parterre au paradis) et les étrangers (de 750 à 350 CUP selon les catégories). Au Teatro Nacional et au Mella, une représentation de ballet coûte 20 CUP pour tout le monde, tandis qu’un spectacle d’humour exige de débourser 50 CUP. Exception pour les spectacles jeune public : 1O CUP pour les bambins et 15 pour leurs parents.

Dans la plupart des théâtres de création de La Havane (Bertolt Brecht, Sótano, Raquel Revuelta, Trianón, Ciervo Encantado… ) la représentation est à 20 CUP, ce qui ne représente « que » 100% d’augmentation pour les nationaux et une chouette économie pour les visiteurs.


Je me demande toutefois si, pour accompagner cette augmentation, les toilettes seront correctes (pardonnez-moi cette petite obsession, mais les chiottes des théâtres sont trop souvent des cloaques) et surtout, si l’information sera disponible et fiable. En d’autres termes, si l’augmentation du prix du billet ira de pair avec une meilleure expérience de spectateur.

Mon billet pour Ricardo III, juillet 2018. Eh oui, un billet à 10 CUP et un bon vieux carnet à souches !

Perestroïka, disais-je en début d’article ? Souvenons-nous que ce mot apparu dans les années 80 s’accompagnait toujours de Glasnost : transparence. On n’en attend pas moins.


Cet article doit beaucoup à Todo lo que necesitas saber de la Tarea Ordenamiento, article d’Olivia Marín Álvarez dans l’excellente revue en ligne Periodismo de Barrio.

Autres sources : Janette Habel, chercheuse : « La fusion des deux monnaies à Cuba est un moment historique pour le pays », propos recueillis par Sandra Favier dans Le Monde du 30 décembre 2020. Gaceta Oficial de la República de Cuba du 10 décembre 2020.

Pour la mise à jour des tarifs des théâtres : Consejo Nacional de las Artes Escénicas reajusta sus tarifas de entrada a teatros y otras salas, article paru le 26 janvier dans Granma.

Merci de noter que toutes les photos de cet article ont été prises avant l’épidémie de Covid. Actuellement, les Cubain.e.s portent des masques dans les espaces publics.

Photo à la Une : Vente de produits subsidiados (subventionnés) à la bodega de Ciego de Ávila, été 2017. Reste à voir si la Tarea Ordenamiento va améliorer le quotidien des Cubain.e.s…

2 réflexions sur « « Tarea Ordenamiento » à Cuba : mais Kezaco ? »

  1. Bonjour! Je tenais à vous dire que j’apprécie énormément vos articles. Je vous remercie pour votre travail dévoué et vos textes extraordinaires à travers lesquels je redécouvre mon pays. Merci!

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