À la fin du XIXe siècle, la calle O’Reilly est l’une des plus commerçantes de la capitale : détaillants en machines à coudre, drogueries, librairies, hôtels, selleries, graineteries, fabriques de savons et bougies, tailleurs, import-export… On trouve tout dans cette rue étroite menant du port à Monserrate et retour.
En 1906 une entreprise des États-Unis y implante une imprimerie dotée d’énormes magasins de stockage, tandis que messieurs Brunschwing et Pont ouvrent une Casa Potin spécialisée en épicerie fine et livraison à domicile. Elle y est toujours, en triste état…
Pendant ce temps-là, en France, le jeune Marcel Duchamp commence à élaborer les premiers ready-made.
En 1913, j’eus l’heureuse idée de fixer une roue de bicyclette sur un tabouret de cuisine et de la regarder tourner. (Marcel Duchamp in Duchamp du signe, réédition Flammarion 2013)
Dans les années 20, des immeubles d’une autre échelle sont édifiés calle O’Reilly : l’entreprise Walker & Gillette y construit le siège de la National City Bank of New York, presque aussi haut que l’immeuble de bureaux de La Metropolitana.
La vie continue et la rue est toujours aussi populaire. Cemi, le héros de Paradiso, y passe d’ailleurs souvent, certainement plus attiré par les libraires et photographes que par les banques…
Cemí salió de la siesta con deseos de salir de la casa y caminar por Obispo y O´Reilly, para repasar las librerías. Esas dos calles fueron siempre sus preferidas, en realidad, son una sola en dos tiempos : una para ir a la bahía, y otra para volver a internarse en la ciudad (José Lezama Lima, Paradiso, réédition La Havane, Editorial Letras Cubanas, 1991, p. 217)
Années 50 : Wormold, le vendeur d’aspirateur de Notre Agent à La Havane, habite à quelques pâtés de maisons. Le quartier s’est spécialisé dans l’électroménager et Duchamp a émigré à New York. Une banque est intéressée pour s’installer dans la grosse imprimerie mais survient le changement de régime…
Le bâtiment devient un magasin d’État tandis que la panaderia voisine se transforme en edificio multifamiliar, comme la plupart des immeubles du quartier. Les années passent et à la fin del Periodo Especial¹, le tout est en si mauvais état que la fermeture devient inéluctable.
Ce n’est qu’après 10 ans qu’intervient l’Officina del Historiador : à la recherche de beaux volumes qui puissent retrouver une nouvelle vie, son choix se porte sur O’Reilly 308, entre Habana y Aguiar.
Factoria Habana sera la première galerie indépendante du pays, vouée à l’art contemporain. À l’époque elle était bien seule dans cette partie encore misérable de la vieille ville. Depuis bien sûr elle a fait des émules et la liste s’allonge de jour en jour.
Et… notre Marcel Duchamp national, me direz-vous ? C’est que l’exposition actuelle porte le beau titre de El Silencio de Duchamp. Installations, performances, video art, photographie et sculptures y cohabitent dans un esprit Dada. À l’entrée, une Boite en Valise rééditée par Mathieu Mercier accueille les visiteurs avec ses miniatures des œuvres iconiques du maître. Mais ce n’est pas tout et il y a beaucoup à découvrir dans les 3 salles superposées, notamment les très grands formats d’Antonio Nuñez qui dialoguent avec l’espace du 3e étage.
« Approche métaphorique du silence » ? Ok, pourquoi pas, mais moi j’ai trouvé l’accrochage plutôt volubile, surtout les œuvres d’Elio Rodriguez dont la chair parle à l’œil et au toucher !
Pendant l’exposition, la galerie organise un cycle de conversations portant un titre d’actualité : Rompiendo el silencio. Quant à la calle O’Reilly elle s’affaire, entre travaux et inaugurations de bars branchés, à retrouver l’effervescence des beaux jours…
Grettel Gutiérrez et Tomás Lopez, de Factoria Habana, m’ont beaucoup aidée à comprendre l’histoire de la galerie. Antonio Cervera Fontenla m’a envoyé des photos, merci !
Voir El silencio de Duchamp, Exposición, Arte digital, Escultura, Fotografía, Pintura, Video arte, sep 2016 sur Arte Informado.
¹ « Période spéciale en temps de paix » instaurée à Cuba dans les années 90 après la chute du bloc soviétique.
Photo à la Une : Antonio Nuñez, 2016.
« La idea del ajiaco no me gusta, porque podría parecer una receta, me siento más como un collage » (L’idée de melting pot ne me plaît pas car ça pourrait ressembler à une recette. Je suis plus pour le collage.)