Façades peintes : jusqu’à la dernière goutte

Des façades peintes de couleurs vives, il y en a en abondance dans les villes cubaines. Ou plutôt, peintes partiellement… une porte et la moitié gauche du bâtiment, ou alors les colonnades du rez-de chaussée jusqu’à mi-hauteur, ou encore l’encadrement de la fenêtre et un bout du mur au dessus. Hasard ? Non. Créativité, nécessité, escasez ? Oui, bien sûr. Les trois à la fois !

Ajoutez-y la bataille sans fin avec la lumière et le combat perdu d’avance avec le temps : c’est ce qui fait qu’au premier coup d’œil vous savez si une photo a été prise à Cuba ou pas. Pour celles et ceux qui vivent dans la photo, c’est une autre affaire…

Calzada del Cerro, porte bleue au fond du patio 2016

Signes extérieurs de considération

Sur la photo ci-dessus, on voit une petite porte bleue au fond du patio : la peinture déborde sur le mur…
Option 1 : le peintre voulait tout couvrir mais n’avait pas assez de peinture.
Option 2 : au contraire il voulait seulement peindre la porte mais n’a pas eu le cœur de gâcher ce qui restait au fond du pot.
Dans tous les cas, il s’agit d’utiliser les ressources jusqu’à la dernière goutte et de s’activer à améliorer son cadre de vie avec les moyens du bord. Sans doute aussi de signaler au voisinage qu’on n’a pas baissé les bras…

Santiago de Cuba, patio mauve 2012

La première fois que j’ai eu vent de ce phénomène, c’était grâce à un projet de Grethell Rasúa  : La vidéo Cubiertas de deseos (2008-2010) était en pré-production et la plateforme de crowdfunding Yagruma¹ s’en faisait l’écho. Le projet consistait à collectionner les images de façades repeintes, partiellement embellies malgré leur très mauvais état.

Avec le temps, l’artiste s’est aperçue aussi que certaines personnes peignaient et repeignaient leur parcelle à intervalles réguliers. Ce phénomène de répétition a créé une collection dans la collection… et suscité de nouvelles questions.

Aujourd’hui moi aussi j’ai ma petite collection. Notamment une maison de la calle Linea qui tient debout par inertie : À chacun de mes retours je me demande si je vais la trouver par terre… eh bien non ! Mais l’habitant du rdc droit a remplacé son bleu électrique par un rose et blanc plus classique.

Hasard de l’approvisionnement ou choix mûrement réfléchi ? Difficile à dire, d’autant qu’au 51 de la même rue, les voisins ont choisi la voie inverse : le brun terne a disparu sous une épaisse couche de bleu azur.

Ce qui paraît clair en revanche c’est que les habitants prennent grand soin de la décoration, malgré l’impossibilité d’apporter des améliorations structurelles à leurs logements. Couvrir un trou, une tache d’humidité, avec de la couleur, celle qu’on a sous la main, c’est déjà l’ébauche d’une forme de maîtrise de son cadre de vie !

Archive sociale

On est donc en présence d’initiatives individuelles qui par accumulation et juxtaposition deviennent le signe distinctif d’une époque. Les couches de peinture, comme les cercles concentriques visibles sur une coupe transversale de tronc d’arbre, constituent une forme d’archive : elles pourraient sans doute nous indiquer quand cela a commencé et depuis combien de temps cela dure.

Et par dessus le marché, le résultat visuel ne manque pas de charme : esthétique précaire, instable, qui essaie de résoudre le présent sans se faire trop d’illusions sur l’avenir, quadrillage naïf de l’espace public… Nul doute que des voix vont s’élever pour regretter cette époque si pittoresque. Ou même la reproduire artificiellement, à grands coups de… couleurs.

Guanabo, peinture récente imitation « ruine », 2016

¹ Voir la page Cubiertas de deseos sur la plateforme de crowdfunding Yagruma, qui malheureusement a été mise en sommeil depuis 2013 en raison de difficultés bancaires liées à l’embargo. Pour un aperçu des travaux actuels de Grethell Rasúa, voyez sa page FB Grethell Rasúa ART !

Calzada del Cerro, La Havane, une grille repeinte et l’autre pas

La façade d’une maison n’appartient pas à son propriétaire mais à celui qui la regarde (proverbe chinois).


6 réflexions sur « Façades peintes : jusqu’à la dernière goutte »

  1. Bonjour ! Il y a aussi le phénoméne du découpage des habitations par les anciens par pénurie de logement. Au fur et à mesure, les belles maisons coloniales sont divisées et subdivisées….. presque à l’infini, sans compter celles qui ont poussé comme des champignons sur les azoteas, qui constitueraient un reportage à elles entières. En face de chez moi, on voit sur le toit une vieille dame vivant dans une chambre avec un mauvais rideau comme porte. Parfois elle s’assoit au bord du toit. Plus loin, de toit en toit, d’autres bidonvilles de bric et de broc. Voilà l' »apport » du régime cubain, des bidonvilles jusque sur les toits. Mais revenons aux couleurs. Chacun en effet a voulu masquer la misére et se distinguer du reste de la famille avec lequel la misére a souvent tendu les rapports, ou des voisins dont on se méfie éminemment. Je me demande souvent d’où viennent ces couleurs si reconnaissablement cubaines. A telle époque, on ne trouvait que ce fameux bleu ou cet horrible vert, apparemment le rose et l’orange ont fait leur apparition, avec le rouge. . La multiplicité des couleurs (hélas) sur la même façade est-elle vue comme un signe extérieur de richesse ? Va savoir….
    Merci encore et toujours pour ces articles si divers et riches. Bon week end !

  2. Et j’ai oublié le plus important, les habitations des « riches » confisquées aussitôt qu’ils partaient en exil et distribuées aux plus « méritants » qui s’y entassaient par familles élargies entiéres et s’enfonçaient dans la misére en même temps que la maison. Un de nos voisins à Santiago a décidé de rejoindre ses parents à Miami et ils ont immédiatement, avant qu’ils ne partent, confisqué la maison. Ils ont dû se réfugier chez des voisins tous les volets clos pour échapper à la vindicte du peuple instrumentalisé. Le voisin a dû aller voler, la nuit, en faisant un trou dans le toit, les quelques couverts de famille et autres souvenirs qu’il voulait emporter…… avant qu’ils ne partent la maison était déja occupée et des inconnus dormaient dans les draps de leurs grands-parents……. aujourd’hui elle est divisée et peinturlurée…. sigh…

  3. Oui à une époque c’était un rouge brique qui venait, paraît-il, des stocks de peinture pour engins agricoles. Les moissonneuses ayant rouillé au bord des chemins, restait la peinture. Un jour je ferai une série de photos sur les intérieurs, mais pour l’instant je n’ai pas vraiment osé… à suivre ! (au fait bientôt l’article sur les pâtisseries).

  4. Merci mille fois, l’eau m’en monte à la bouche… on apprécie d’autant plus les bonnes choses quand elles sont rares. Sur les intérieurs, tu connais bien sûr les magnifiques photos de Rottenberg (découvertes à la FAC)… J’aimerais aussi faire un reportage sur les solares ou les maisons sur les toits, mais il faut pas mal de temps de préparation. Une future collaboration ? Toutes mes amitiés.

  5. Oui une collaboration pourquoi pas ! sauf que mon prochain voyage c’est pas pour tout de suite. On en reparlera !

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