C’est un atelier, une galerie, une ruche, toujours pleine d’artistes au travail, de voisins qui passent et de visiteurs étonnés. C’est aussi le foyer de Samuel Riera et Derbis Campos, qui y animent depuis dix ans Art Brut Project Cuba.
Les premières visites chez Samuel m’avaient donné envie d’en savoir plus sur sa vision de la réalité cubaine contemporaine, et la façon dont son projet s’y insère. J’y suis donc retournée et nous avons entamé le dialogue autour de madeleines françaises trempées dans un bon café cubain :
Quel rôle pourraient jouer la France et l’Europe dans le futur de Cuba ? Et quelle est notre responsabilité en tant qu’Européens ?
Alors, c’est une question très politique… Je crois que ça dépend des intérêts de chaque pays. On a vu, par exemple, que pendant les événements du « 11 » (manifestations du 11 juillet 2021), beaucoup de pays… tout au moins au niveau de lecture que j’ai pu avoir, selon les informations que j’ai reçues, beaucoup de pays sont restés silencieux. Peut-être en observateurs, ou peut-être parce qu’ils ne voulaient pas prendre part à ce fait social complexe.
Or il fallait voir ce phénomène du 11 juillet dans sa dimension politique. Je m’explique : les manifestations du 11 juillet ont été impulsées directement par le Peuple, mais dans le fond il n’y avait pas de stratégie politique. Évidemment aucun parti ne jouait aucun rôle, c’était seulement le Peuple contre l’État, contre le gouvernement. Tout au moins une partie du Peuple.
Parce qu’il n’y a pas de partis ?
Parce que ça n’existe pas, il n’y a pas de culture politique. Nous étions nombreux à nous demander où menait ce 11 juillet, au-delà du fait culturel explosif. Il n’y avait personne qui puisse représenter la réalité du Peuple auprès du gouvernement.
Le Peuple est allé à la Plaza (de la Revolución) – étant tout près, j’ai vu la manifestation se former, ici même – et pour moi c’était quelque chose d’impressionnant parce que je n’avais jamais eu l’expérience d’un tel affrontement social. Et j’étais, depuis ma fenêtre, comme au centre de tout se qui se passait dans la rue.
Et bon, d’abord il y avait le Peuple, qui s’est retrouvé face à la police, puis face aux répresseurs qui lui tiraient des pierres. Ces actions contre le peuple étaient… comment dire ? Moi je n’y suis pas allé mais bon, les images parlent d’elles -mêmes. Mais surtout, les gens allaient à la Plaza… et quoi ? Qu’est-ce qu’ils avaient en tête ? Il n’y avait personne qui puisse les représenter, et donc ils y allaient sans savoir ce qui allait se passer après.
Alors je pense, ou je crois, que de nombreux pays n’ont pas appuyé le mouvement parce qu’il n’y avait pas de discours politique auquel réagir. Certains, même, ont agi pour protéger le gouvernement, puisque c’est le seul interlocuteur légitime, il n’y a pas de parti d’opposition, il n’y a rien d’autre…
Tu penses que la Doctrine Monroe est toujours active ?
Oui, elle est toujours active. Et je crois que la position des pays étrangers c’était « Attendons de voir ce qui se passe après ». Mais ce qui vient après, comme toujours dans l’histoire de cette nation, y compris au temps de la Colonie, c’est d’expulser ses enfants. Ils l’ont fait avec Martí, avec tous les dissidents historiques, l’Espagne l’a fait, la République l’a fait… Cette île met un point d’honneur à jeter dehors ses enfants. C’est une réalité, la meilleure façon de minimiser la charge politique des opposants.
Déjà au temps de Machado, les gens ont dû émigrer. J’ai eu un grand-oncle qui a émigré parce qu’en tant qu’opposant, il allait se faire tuer. Historiquement, ça se passe comme ça à Cuba.
Du coup, je crois qu’aucun pays étranger ne va jouer aucun rôle parce q’il n’y a ni gouvernement crédible ni rien de précis à soutenir. Et de plus, maintenant il y a beaucoup d’autres problèmes (internationaux), Cuba a passé son tour…
C’est notre réalité et c’est pourquoi nous sentons un tel vide. Même nous, qui vivons ici et qui ne pensons pas de la même façon que l’État, nous sentons cette absence de soutien de notre peuple. Il n’y a personne à qui s’adresser, nous sommes comme étrangers à nous-mêmes… Et l’information à caractère social a disparu, puisque la majorité des journalistes indépendants ont été expulsés.
Et comment vois-tu le futur de Cuba, disons dans un an ?
C’est impossible à dire. Tans qu’il y a ce système, ce gouvernement, avec autant de déficiences au niveau politique et économique… Cuba va continuer à souffrir. Nous continuerons d’être une « colonie d’État », quasiment, de conception coloniale. Quasiment esclaves du travail, de la vie sociale, de la caisse de poulet…
Le poulet… vendu par les États-Unis ?
Exactement. L’autre jour j’au vu aux infos qu’on dépense des millions de dollars pour leur acheter du poulet. Mais avec cet argent, on ne pourrait pas plutôt élever des poulets sur place ? Parce que ça fait beaucoup de pognon, ce serait plus profitable d’élever nos poulets plutôt que de les acheter. Surtout qu’ils ne sont pas de la meilleure qualité… Ce poulet surgelé, c’est un amas de bas morceaux qui est exporté vers d’autres pays, où on les consomme. Nous, on mange leurs bas morceaux – c’est comme ça que je le vois – et on n’est pas capables non plus de s’en libérer.
Nous sommes donc dépendants de cette réalité : ce qu’ils décident, nous le faisons. Ce qu’ils décident, nous le mangeons. Nous en sommes là et la situation n’évolue pas. Nous n’évoluerons jamais.
Par exemple, les gens boivent, pour oublier la libreta, le ravitaillement… Pour moi c’est une forme d’esclavage, comme les guaguas qui emmènent les ouvriers au travail et les ramènent chez eux, c’est encore une forme d’esclavage.
Je ne crois pas que dans une société moderne, tu puisses fournir le transport comme ça, uniquement pour une entreprise déterminée possédant un bénéfice social déterminé. Ils embarquent l’ouvrier et le ramènent chez lui : en fait, l’ouvrier ne bouge pas, il est sous contrôle, entrée et sortie… Cette forme d’esclavage par le travail, si dure, ne cesse de me surprendre.
Qu’on les paie suffisamment, qu’il y ait un bon système de transport, et les ouvriers choisiront de prendre un train, un bus ou ce qu’ils veulent, voire ils s’achèteront une auto ! Ce serait un système un peu plus… potable, non ? Que l’individu puisse s’autonomiser.
Ici dans de multiples situations la vie sociale interdit l’autonomie de l’individu. Tu dois toujours dépendre de quelque chose, de l’État ou de quelqu’un pour avancer.
C’est aussi une question de conscience sociale, de culture, beaucoup d’éléments qui agissent pour empêcher la société cubaine de se développer. La conscience individuelle doit changer : accepter la réalité, faire partie du monde. Or un Cubain ne fait pas partie du monde. Pourquoi ? Mais il n’a rien pour bouger !
C’est à dire que le Cubain s’est tellement isolé – ou plutôt, la doctrine de Fidel a tellement isolé la mentalité cubaine du reste du monde, qu’aujourd’hui nous sommes très en retard en termes de technologie, en actions pour transformer notre propre réalité.
Pendant les années 60 et disons jusqu’aux année 90, le monde a énormément changé, pendant que nous étions sous un rideau de fer, quasiment sans savoir ce qui se passait dehors. Avec cet idéal de protection : soit disant la société nous protégeait. Mais je ne crois rien de tout ça, c’était juste une forme de contrôle.
Et quand on a compris qu’il existait des réseaux sociaux, un monde plus ouvert… la mentalité des Cubains a énormément changé, leur pensée aussi. Et qu’est-ce qu’ils ont fait ? Émigrer, partir !
Une solution pourrait venir des Cubains de l’extérieur ?
C’est inévitable, même si on montre du doigt ceux qui voudraient s’investir en politique depuis l’extérieur. Mais c’est nécessaire, parce que d’où va sortir toute cette économie, si ce n’est de l’extérieur (rires) ? Même eux, en tant qu’État, ils vivent de l’argent de l’extérieur !
Il n’y a pas moyen de faire autrement, il faudrait qu’arrive quelqu’un avec une expérience politique, un idéal de transformation, une énorme volonté et une compétence économique pour ouvrir les yeux de Cuba. Évidemment que l’émigration cubaine joue un rôle important, notamment au niveau économique !
Nous l’avons vu en Allemagne, il y a de grandes différences d’opinion, mais elles coexistent. Mais bon, bien sûr, il y a aussi des lois, du respect, une intégration sociale, c’est un autre modèle. Au niveau culturel aussi ils sont très avancés. Mais ici c’est une île des Caraïbes, une autre façon de penser !
Et une autre histoire ?
Une autre histoire, oui. La mentalité coloniale à Cuba est toujours présente.
À ce stade du récit quelques explications s’imposent :
Samuel Riera Mendez (La Havane, 1978) est diplômé en gravure de l’Académie San Alejandro (où il a par la suite enseigné) et en Arts Graphiques à l’ISA. Lauréat de plusieurs bourses et résidences, il a pu poursuivre son travail et sa formation à Albuquerque (Nouveau Mexique), entre autres.
Depuis 2012, Samuel développe son atelier ouvert Riera Studio et en 2013 il crée Art Brut Project Cuba, avec Derbis Campos, dans leur maison du Cerro, faubourg de La Havane proche de la Plaza de la Revolución.
Samuel est présent dans de nombreuses collections privées. Ses œuvres ont été exposées dans les lieux officiels de la culture cubaine aussi bien que dans une multitude de musées et centres d’art à travers le monde, de Paris à Taïwan en passant par Miami.
Derbis Campos, biochimiste de formation, photographe principalement autodidacte, assume désormais l’art et la photographie de manière professionnelle. Co-directeur de Riera Studio, il expose, entre autres, à la FAC. Militant actif de la cause LGBTQI+, il a créé avec Samuel des événements destinés à la reconnaissance et à la visibilité de la communauté gay à Cuba. Citons les Pink Sundays (nommés ainsi en référence aux Domingos Rojos de travail volontaire à l’époque révolutionnaire), ateliers ouverts où chacun-e était invité-e à exprimer sa sexualité sur toile ou papier.
Le terme Art Brut a été utilisé pour la première fois par Jean Dubuffet dans les années 40, pour désigner une forme d’art n’ayant que peu ou pas de connexions avec les styles existants. Ses créateurs n’ont pas de formation académique et s’expriment souvent de façon obsessionnelle. Ces artistes relèvent aussi de la souffrance mentale et/ou isolation sociale.
Outsider Art est proposé comme synonyme d’art brut partir de 1972. Le terme englobe également les autodidactes qui créent à la marge des courants dominants de l’art, du folk art américain aux graffeurs du métro en passant par la maison Picassiette.
Art Brut Project Cuba est le seul établissement cubain consacré à cette forme d’art. Ses locaux comprennent des espaces de travail et un centre de documentation. On y conserve les œuvres dans le but de créer une collection nationale. Beaucoup des artistes accueillis sont considérés comme un fardeau par leurs familles, en raison de leur souffrance mentale ou de leur mauvaise santé. Un des buts d’Art Brut Project est donc la reconnaissance de leur valeur par leurs familles. Le soutien aux artistes passe par la fourniture, non seulement d’un espace bienveillant mais aussi de matériel tel que papier et feutres, introuvables en magasin à Cuba !
Maintenant une question plus personnelle : vous avez des projets ?
Ah, c’est une année bien chargée :
Nous travaillons à un projet avec l’ambassade de Hollande, pays qui s’est très bien comporté avec nous en termes d’aide, surtout pour la réalisation de deux événements, en avril et en septembre.
Tout d’abord une exposition à l’ambassade, pour la célébration de leur fête nationale, le Jour du Roi. Nous y exposerons avec des artistes hollandais d’art brut. Il y aura une quinzaine d’artistes en tout. Nous sommes très reconnaissants de cela, parce que s’agissant de leur fête nationale, nous aurons beaucoup de public, et en plus dans un bel espace.
En avril toujours, nous avons deux expositions à Washington, en collaboration avec deux ateliers de cette ville.
Et en décembre, arrive pour nous un événement très important, avec la Collection de l’Art Brut de Lausanne, dans le musée de Jean Dubuffet. Nous proposerons un panel historique de l’art brut à Cuba, à partir de ses précurseurs, le Grupo Signos de Samuel Feijoo, puis des œuvres de notre collection et enfin quelques artistes contemporains de Art Brut Project. Tout un cycle, un parcours historique.
Comme tu le vois c’est une année bien intense.
C’est le résultat de votre tournée européenne de décembre 2023 ?
Oui, ça fait partie du résultat. Nous profitons toujours de la moindre occasion, en Hollande, en Allemagne… pour parcourir les studios et créer des liens. Le profil « Art Brut » n’est pas représenté à Cuba, au niveau institutionnel, alors c’est à nous d’assumer ce rôle, de visiter les studios, d’échanger des catalogues, des informations, et nous finissons toujours avec quelques ateliers comme ceux que nous menons ici à La Havane.
C’est vraiment très intéressant. Mais c’est aussi fatigant (rires), je n’ai plus vingt ans, moi…
En France, il n’y a pas de projets ?
Si, en France il y a des ateliers, mais peut-être que la France a été un peu plus réticente… Nous avons visité la galerie d’Éric Gauthier, à Paris, petite mais avec beaucoup d’artistes intéressants.
Vous êtes allés à la Halle Saint Pierre ?
Oui mais ce n’est pas un atelier, plutôt un musée alternatif. Et bon, on y a été, l’exposition était très belle, on aurait bien voulu rencontrer la curatrice mais elle n’a pas eu le temps. Mais surtout nous sommes allés au Centre Pompidou, où une salle consacrée à l’art brut a ouvert récemment. Lors de l’ouverture, il y avait 4 artistes cubains de notre collection, des artistes que Art Brut Project a fait connaître.
C’était super pour nous ! Et de plus, qu’un musée d’art contemporain accepte l’art brut et lui donne une place dans ses salles, ça a eu beaucoup d’impact au niveau international.
Comment trouves-tu l’équilibre, en tant qu’artiste, entre ta propre production artistique et le projet d’atelier ici ?
Avoir dédié dix ans à ce projet m’a coûté, parfois, la continuité dans les autres travaux que j’avais en cours. Mais je peux me permettre d’être sur deux fronts : aider les artistes et continuer mon travail. Je me suis beaucoup consacré au dessin, au trait. J’ai appris l’importance du dessin comme exercice. Tu sais ici à Cuba, les gens peignent souvent directement sur la toile… Moi j’ai aimé travailler sur papier, ou avec ma presse.
Mais pour revenir à ta question, lorsque tu dois te concentrer sur un projet, c’est parfois un élan si grand que tu dois abandonner le reste. Avec le temps… je vais reprendre certaines choses que je voulais faire. C’est aussi une question d’espace : maintenant je ne peux plus peindre en grand, parce qu’il n’y a plus de place dans la maison : Art Brut Project occupe presque toutes les pièces, les espaces, et d’ailleurs c’est très bien, il le mérite. Je finirai par aller travailler ailleurs pour pouvoir peindre des grands formats (rires) !
À chaque fois que je suis venue ici, voyant les gens dessiner dans tous les espaces et recoins, j’ai pensé que cette activité pourrait être considérée comme une de tes performances ?
Ah non, non non, ce n’est pas ça ! Ce projet part d’une idée concrète, avec un dessein concret, à la différence d’une performance qui spécule sur la réalité !
Bien que, je pense, l’art brut puisse devenir un outil de dialogue, et même dialoguer au niveau de l’État, ce qui n’est pas toujours de leur goût, parce que cette réalité, ils n’en ont pas envie.
Le projet a toujours eu comme but la promotion et l’exposition de tout ce qui a à voir avec l’art brut et l’outsider art à Cuba. C’est un essai pour visibiliser l’apport de ces artistes, pour qu’ils puissent se dire : « Je suis passé ici, j’étais là », que leur art ne se perde pas, ne soit pas jeté. Je crois que c’est notre principal rôle : que chacun de ces artistes – et ils le méritent – ait une galerie, un musée, de l’espace. C’est vrai qu’on consacre aussi beaucoup de temps à la promotion.
Pour toi, ce projet est plus important que ta propre production artistique ?
J’ai parfois regretté de laisser de côté beaucoup de choses que j’aurais aimé faire, mais au final, je suis quelqu’un de très spirituel. C’est comme une mission donnée par la vie : Tout conspire pour que Art Brut Project prenne le dessus !
Et quand je vois tous ces artistes si forts, qui évidemment dépendent de nous, je crois que l’important est là, en intention et en action.
Maintenant, si on veut voir cette action comme de l’art ? OK, peut-être… Mais elle n’a pas la fonction spécifique d’exacerbation du Moi. Je fais toujours passer ces artistes avant moi. La nécessité du JE, je la supprime et je l’ai toujours fait.
Ce n’est pas Samuel le projet !
Image à la Une : Samuel Riera et Derbis Campos chez eux, devant une œuvre de Rosa María García Hernandez, janvier 2023 photo Céline Gruyer.
Pour approfondir la question :
Sur le site rierastudioart.com, ou sur abcd -artbrut.net, vous trouverez les biographies et des infos sur les artistes cité-es dans cet article, Rosa María García Hernandez, Lázaro Antonio Martinez Duran, Isaël Socarras Roque, Carlos García Huergo, Isabel Aleman Corrales et bien d’autres.
Samuel Riera connaît très bien Luis Manuel Otero Alcántara, évoqué à plusieurs reprises dans serendipia. Je vous recommande chaudement cet article : Cuban artist Samuel Riera talks about Luis Manuel Otero Alcántara: “he is an artist in every sense of the word, an eternal nonconformist.” publié dans l’excellente revue en ligne NoCountryMagazine.
À propos de la présence de l’art brut au Centre Pompidou :
Samuel Feijoo et le Grupo Signos :