La Havane, 1er août 2018. Le monde de l’art contemporain s’éveille avec la gueule de bois : Los Carpinteros, c’est fini. C’est Marco Castillo qui le fait savoir dans un bref communiqué :
« Après 26 ans de collaboration, le collectif Los Carpinteros est arrivé à sa fin ». Il précise quand même que les commandes en cours seront honorées. Après quoi il faudra se résigner à se dire qu’il n’y en aura plus. Chacun continuera de son côté et sous son nom l’aventure démarrée il y a un quart de siècle…
J’en suis fort triste car j’étais – et je reste – fan de leur univers. Mais c’est l’occasion de revenir sur leur trajectoire, particulièrement éclairante quant à l’évolution de la production artistique à Cuba.
Conga Irreversible
En 2012, à la 11e Biennale de La Havane, Los Carpinteros mettaient en scène une performance complexe intitulée Conga Irreversible. Impliquant près de 100 danseurs, musiciens, chorégraphes et costumiers, Conga Irreversible consistait en une comparsa de carnaval qui se déroulait sur le Paseo del Prado mais… à l’envers. Les musiciens jouaient leur partition à l’envers, les chanteurs chantaient à l’envers et les danseurs reculaient depuis le Parque Central jusqu’au débouché de la promenade, sur le Malecón.
Pour compléter le tout, les costumes étaient aussi noirs qu’ils sont habituellement richement colorés. Les spectateurs et passants, entre étonnement et amusement, percevaient très bien que tout cela n’avait rien d’innocent. Après tout, le socialisme à la cubaine est irreversible lui aussi, et on le leur serine depuis trois générations.
Cependant, cette métaphore critique de la société cubaine n’ôtait rien à l’ambiance festive de la performance, suivie par une foule compacte et surexcitée. Et malgré la volatilité de l’événement, toutes les marques de fabrique de Los Carpinteros étaient bien là : exécution minutieuse contrastant avec l’énormité de l’objet produit, juxtapositions surréalistes, humour bien dosé et interprétation ouverte, aux risques et périls du spectateur.
Leur Bohème
Marco Castillo, Dagoberto Rodríguez et Alexandre Arrechea se sont rencontrés à l’ISA au début des années 90. Ils avaient grandi à Camagüey, Caibarién ou Trinidad en pensant que l’Art servirait à la construction de la Société Socialiste… laquelle s’effondrait sous leurs yeux. Lorsque d’autres, poussés par la panique, la misère et l’absence de perspectives, s’orientaient vers la prostitution ou la délinquance, eux faisaient le choix de l’art et de l’amitié.
Mais aussi affamés que les autres étudiants, ils n’imaginaient même pas pouvoir mettre la main sur des fournitures aussi rares que des brosses ou des tubes de gouache. Du coup ils travaillaient avec ce qu’ils avaient sous la main, notamment du bois. C’était la seule ressource disponible en abondance – et à ce stade du récit, vous voyez poindre l’origine de leur nom de scène…
Les charpentiers
Le bois se trouvait certes dans les forêts, mais surtout dans les maisons n’ayant pas survécu à leur passé. Dans ce cas, il s’agissait d’essences précieuses telles le cèdre et l’acajou. Les voyant travailler de la gouge et du rabot, les autres étudiants ne tardèrent pas à leur coller un surnom qui devait rencontrer un solide succès dans le monde éthéré de l’art contemporain : Los Carpinteros.
D’ailleurs ça leur allait bien car ils partageaient la conviction que l’art implique toujours une collaboration, qu’elle soit physique ou conceptuelle. Et ils ne rechignaient absolument pas à être les propres ouvriers de leurs constructions.
Le collectif était né, partageait une maison du Vedado et pratiquait l’aquarelle, le dessin, la sculpture et l’installation. Visuellement, leur univers était fortement imprégné des aléas de la vie quotidienne, avec ses obsessions pour l’architecture en déshérence et l’insularité subie. Étrange époque : l’île commençait à s’ouvrir à l’extérieur tandis que la génération précédente, ayant massivement émigré, laissait sur place un vide relatif qui était aussi une forme de liberté offerte aux plus jeunes.
Leur travail était remarqué des curateurs qui passaient à la Biennale et en 1995 le trio exposait à la Whitechapel Gallery de Londres (New Art from Cuba aux côtés de Tania Bruguera et Kcho). C’était le début d’une carrière internationale et leur univers visuel est devenu instantanément reconnaissable, de New York à Madrid en passant par Shanghai.
Du trio au duo, Madrid et retour
2003 : Alexandre Arrechea s’est détaché du groupe pour voler de ses propres ailes mais le duo continue à produire des aquarelles ou gouaches de grand format, représentant des objets minutieusement observés – ou plutôt imaginés, car de tels objets n’existent pas encore… bientôt suivis des mêmes mais en 3 dimensions, avec une qualité d’exécution digne des meilleurs ébénistes. Sauf que dans les distorsions et doubles sens qu’ils leur infligent, on peut lire un discours politique… si on veut. C’est là toute la subtilité de leur travail : transgressif et, pour cette raison, séduisant.
2009 : Castillo et Rodriguez s’installent à Madrid avec leurs familles respectives. Ils y trouvent le soutien de galeries, de mécènes privés et… l’accès à internet ! Leurs moyens de production augmentent considérablement. C’est à cette époque que de nombreuses aquarelles réalisées à Cuba deviennent objets d’exposition en Europe. Et que les panneaux de propagande portent des slogans détournés, tels le fameux « El pueblo se equivoca » qu’il aurait sans doute été délicat de produire à Cuba.
En un mot, ils s’éclatent. Cependant en 2015, ils font savoir qu’ils rentrent à la maison et achètent une demeure moderniste du Nuevo Vedado, avec l’objectif d’en faire un lieu de travail, mais aussi de l’ouvrir aux jeunes artistes et au public cubain. Cette maison avait appartenu à René Vallejo, médecin perso d’un célèbre barbu de la Sierra Maestra.
Elle comportait notamment une énorme bibliothèque composée d’ouvrages de médecine, des meilleurs classiques de la littérature et de la collection complète des œuvres de Marx, Engels et tous les marxistes que la terre ait jamais portés. Cette bibliothèque ne tarda pas à devenir une installation à contempler depuis l’entrée.
C’était un bon début pour se reconnecter avec l’histoire de l’île d’une part, et les nouveaux usages culturels qui avaient fleuri à La Havane pendant l’absence du duo, d’autre part.
Pour en savoir plus sur les dernières années d’activité de Los Carpinteros, voyez les articles Los Carpinteros & Ai Weiwei : Lego ergo sum et Nouvelles galeries, initiatives d’artistes.
2018 : quelles que soient leurs raisons, Dagoberto et Marco décident d’ouvrir un autre livre dont les pages sont blanches. Le texte reste à écrire en solo. À suivre…
LAST MINUTE / mise à jour du 3 septembre 2018
Dagoberto Rodríguez annonce qu’il continue le projet sous le nom “Los Carpinteros, by Dago” avec Ignacio Bautista (Mutio), Daniel Martin Corona (Dani) y Elisa Pardo. Bon, ben on va voir ce qu’ils produisent avant de râler…
À voir : de belles photos de toutes les expos Los Carpinteros depuis 2005.
Sources : Disolución del colectivo Los Carpinteros, Nuevos horizontes para los artistas del dúo, une communication de Marco Castillo sur le site Zafra Media. Los Carpinteros : Seeing Double, un article de de George Stolz sur le site ArtNews.
Los Carpinteros sont actuellement représentés par Sean Kelly Gallery à New York, Fortes d’Aloia & Gabriel au Brésil et Galerie Peter Kilchmann à Zurich. Plus démocratiquement, on peut voir leurs œuvres à la TATE Modern de Londres, au Centre Pompidou de París, au MOMA de New York et au Museo Reina Sofía de Madrid.
À lire aussi : La nueva Cuba de los Carpinteros, un article de Mauricio Vicent dans El Pais semanal et Los Carpinteros : « Había otros caminos. La prostitución, la delincuencia… Pero nosotros elegimos el arte », un article de Paloma Simón dans Vanity Fair.
Photo à la Une : Los Carpinteros, Cama, 2006, métal, mousse, tissus, 2,70m x 2,50m. Photographié à la Hayward Gallery, London, 2010.