Il fait partie de la culture des grandes villes cubaines, souvent représenté dans les films, évoqué dans les romans. El solar, c’est le mode de vie de beaucoup de citadins cubains. Mais au delà de l’image folklorique, sa réalité est aujourd’hui bien sombre.
Apparition
À la fin du XIXe siècle, lorsque La Havane a commencé à s’étendre hors les murs, les riches et les aristocrates ont investi de nouveaux territoires du côté d’El Cerro et du Vedado.
Les vieux palais coloniaux sont restés vacants, mais pas pour longtemps. Car tandis que les familles aisées quittaient le centre ville, beaucoup de migrants de l’intérieur arrivaient pour tenter leur chance à la capitale.
Au fil du temps, la coexistence s’organisait dans ces immeubles aux proportions imposantes qui n’abritaient plus une seule famille (et ses domestiques…) mais des dizaines de foyers.
Un día en el solar (1965), film musical d’Eduardo Manet, scénario Eduardo Manet et Julio García Espinosa, musique Tony Taño, production ICAIC, avec Oliva Belizaires, Asseneh Rodriguez, Alicia Bustamante, Sonia Calero…
n.b. C’est fou ce que les femmes d’alors aimaient frotter le linge, avec le savon-von et la brosse-rosse, avec la mousse-mousse et le battoir-toir. À se demander pourquoi les Soviétiques ont importé en masse leur fameuse lavadora Aurika…
La structure traditionnelle, avec ses enfilades de chambres distribuées autour d’un patio central, plus un balcon qui courait sur toute la façade intérieure, facilitait la division en lots. Bonne affaire pour ceux qui louaient les espaces !
C’est l’origine du fameux « solar habanero ». Avec son lavoir et sa cuisine collective, c’était un mode de vie plus qu’une simple solution de logement. Et ça l’est resté, pour le meilleur et surtout pour le pire.
Définition
Ne vous y trompez pas : Solar, dans le contexte cubain, est un nom commun signifiant au départ « parcelle vacante » et par extension « terrain vague ». Le solar a quelques variantes, parmi lesquelles cuarterias et ciudadelas. Dans tous les cas, il s’agit de l’usage collectif d’un immeuble qui n’était pas prévu à cet effet.
Après 1959, l’État s’est approprié les palais et demeures et a proposé aux occupants d’en devenir propriétaires pour presque rien. Mais comme à cette époque la construction de logements neufs était quasiment au point mort, les solares étaient de plus en plus surpeuplés.
Co-construction
Il fallait trouver des solutions, en tirant parti des proportions des constructions coloniales. C’est là qu’entrent en scène les fameux barbacoas. Car avec leurs portes cochères, leurs 9 mètres sous plafond et leurs halls gigantesques, les palais avaient de quoi donner des idées aux maçons amateurs.
On commença par diviser les pièces dans le sens de la longueur, puis en hauteur. D’où le nom de « barbacoa ». Pour y accéder, des escaliers et passerelles devaient être ajoutés ici et là.
Les portiques qui entouraient les bâtisses étaient murés pour créer des pièces supplémentaires et les dessous d’escalier logeaient des familles entières, sans fenêtres, avec seulement quelques cloisons à claire-voie pour laisser entrer un peu d’air à défaut de lumière.
Ce que l’on peut légitimement nommer « architecture de survie » ne connaît pas de limites…
Le résultat est sous nos yeux et sous la plume d’écrivains comme Pedro Juan Guttiérez : une esthétique de la décadence, un enfer sur terre qui pour son malheur conserve son petit côté pittoresque.
N’empêche, les conditions de vie dans les solares se dégradent d’année en année. Et lorsque tout s’écroule sous les effets conjugués du temps, de la négligence et de la surcharge, le discours hygiéniste et égalitaire de la Revolución en prend un coup !
Réhabilitation
De larges escaliers de marbre, des grilles en fer forgé art nouveau, des portails en bois précieux, des carreaux de ciment aux motifs exquis, des mosaïques d’inspiration arabo-andalouse, des mediopuntos sublimes, des plafonds peints et des persiennes de 5m de haut : cette somptuosité survit par endroits, parfois indéchiffrable parmi les ajouts contemporains et les matériaux de fortune.
Il arrive que certains en tirent parti en y ouvrant des restos dans lesquels tous les beautiful people de la terre vont dîner un jour ou l’autre. Il arrive même que les pouvoirs publics prennent leurs responsabilités et se mettent à réhabiliter certains solares. Pour en faire des galeries mais aussi parfois pour y reloger les habitants.
Pour un très bel exemple de réhabilitation, voir l’article Rehabilitación de San Ignacio, 360, Plaza Vieja, Habana Vieja sur le site Arquitectura Cuba, avec sa série de photos avant/après.
Mais comme la nature a horreur du vide et que les générations succèdent aux générations, sans tenir compte des retards dans la construction, de nouvelles versions du solar voient le jour à La Havane et dans d’autres grandes villes de Cuba :
Ce sont des logements de fortune installés dans d’anciens grands magasins, garages ou entrepôts. Polyvalence, adaptation et briques tombées du camion font l’affaire en attendant mieux. Et la vie se réinvente, sans intimité, sans isolation phonique, sans eau courante mais avec beaucoup d’imagination. Jusqu’à quand ?
Sources : Palacio de la Mortera, un portfolio en N&B sur le site du photographe Frédéric Saez.
Sobrevivir a un solar habanero, article de Jorge Ángel Pérez sur le site Cubanet.
Photo à la Une : dans Habana Vieja à l’été 2018. Dans le hall d’un ancien grand magasin ouvert sur la rue, logements précaires et petit commerce cohabitent dans un espace subdivisé pour ses différents usages : le solar du XXIe siècle !