L’Opération Peter Pan (ou plutôt Pedro Pan) constitue l’un des plus grands déplacements d’enfants de l’histoire contemporaine, pendant lequel plus de 14 000 mineur.es cubain.es ont émigré aux États-Unis. Elle s’est déroulée entre le 26 décembre 1960 (joyeux noël) et le 22 octobre 1962, avec la collaboration active de l’Église catholique et sans doute du Département d’État, de la CIA¹ et de certains réseaux d’opposition présents sur l’Île.
Dit comme ça, on a peine à y croire. J’en ai eu connaissance en lisant une biographie de l’artiste Cubano-Américaine Ana Mendieta : « À travers l’opération Peter Pan, un programme géré par le gouvernement américain et des associations caritatives catholiques, Ana et sa sœur (12 et 14 ans) passent leurs premières semaines aux États-Unis dans un camp de réfugiés de l’Iowa. »
Hein ? Quoi ? Pourquoi ? Mais quel pouvait bien être l’objectif tordu de faire émigrer les enfants sans leur famille ? Quel avenir imaginait-on pour eux ? Et pourquoi ce nom de Peter Pan, d’ailleurs ?
J’essaie de me renseigner, je tourne et retourne le sujet sans savoir par quel bout le prendre. Jusqu’à la parution, sur l’excellent site El Estornudo, d’un cycle de témoignages recueillis plus de 50 ans après. Ce qui suit est très largement inspiré de ces articles et de la documentation disponible en anglais sur cet épisode peu connu des relations cubano-américaines.
Bien que la majorité des ces 14 048 enfants (6 à 17 ans au moment des faits) soient restés silencieux, les récits de celles et ceux qui se sont exprimés concordent sur bien des points, parfois sordides et plus rarement heureux. J’essaie ci-dessous de résumer cette aventure tragique en 3 chapitres :
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Avant – L’avion en bout de piste
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Pendant – Les camps et les soutanes
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Après – Destinées
L’avion en bout de piste : le soupçon
« Ce qui a vraiment inquiété mes parents, dit l’un d’eux, c’est quand ils ont appris que le gouvernement prenait le contrôle des collèges privés et qu’il commençait à enseigner le communisme dans les écoles publiques. »
Des inquiétudes fondées, mais on sait maintenant qu’une campagne de désinformation – probablement orchestrée par la CIA et par un réseau bien plus complexe – contribuait aussi à propager une rumeur dès 1960 : Le gouvernement allait priver les parents de leur Patria Potestad, leur enlever leurs enfants pour les mettre dans des internats ou les envoyer en URSS pour achever de les endoctriner.
C’est dans les familles bourgeoises et catholiques, citadines et blanches², que le soupçon se répandait le plus vite. Quand bien même certaines avaient accueilli le nouveau gouvernement avec ferveur, elles déchantaient vite et passaient, en une saison, de la campagne d’alphabétisation à la lutte clandestine contre le nouvel ordre établi.
Le « conseil en expatriation » arrivait souvent via un prêtre ami de la famille, enseignant chez les Frères Maristes de la Víbora, à la Ruston Academy ou au prestigieux Colegio de Belén. D’autres fois c’était une amie avec des relations haut placées auprès du clergé ou des consulats. Les uns comme les autres appartenaient à un réseau souterrain et participaient de plus ou moins bonne foi à cette manipulation à grande échelle.
Ceci dit, une fois les parents convaincus, ils pouvaient obtenir un visa pour les États-Unis dans des délais étrangement courts. En fait de visa, c’était un « visa waiver », c’est à dire pratiquement une exemption (équivalent de notre ESTA contemporain) qui était fourni par les services de l’immigration. Autres temps, autres mœurs comme dirait l’autre.
Pour récupérer le précieux papier, il fallait parfois se rendre à des rendez-vous rocambolesques qui évoquent, avec le recul, le roman de Graham Greene Notre Agent à La Havane : dans l’arrière boutique d’un opticien de la calle Neptuno ou derrière la sacristie, dans la plus grande discrétion, les parents récupéraient le sauf-conduit.
Il fallait jouer finement, car si le trafic aérien n’était pas encore coupé avec les États-Unis, les familles n’avaient tout de même pas intérêt à crier sur les toits le motif du voyage de leur petit dernier.
Ensuite commençait l’attente, douloureuse pour les parents comme pour les gamins, qui retournaient dans leur tête les slogans des curés bien intentionnés :
« C’est les États-Unis ou l’Union Soviétique, à vous de voir. »
« Vous reviendrez dans 6 mois, quand la révolution aura échoué. »
« Vous irez dans les meilleurs collèges de Floride. »
L’avion en bout de piste : l’aquarium
Enfin arrivait le jour du départ avec l’épisode qui revient dans tous les témoignages : Dans la salle d’embarquement de l’aéroport, surnommée « la pecera », les enfants et leurs parents, séparés par une épaisse vitre, pouvaient se voir mais plus s’entendre ni se toucher. Pourtant ils essayaient de ne pas pleurer, tant qu’ils étaient à portée de vue les uns des autres…
Question de tenue : n’oublions pas qu’à cette époque on s’habillait chic pour voyager. Il faut imaginer ces enfants en costume-cravate ou robe à smocks, crânant mais dévastés par la peur de l’inconnu et serrant bravement leur petite valise…
Les formalités étaient expédiées et bientôt la petite troupe se dirigeait vers la passerelle de l’avion, sans regarder en arrière. Les vols étaient assurés par des compagnies régulières, Pan American etc. Pendant le vol, certains adultes criaient de joie alors que les enfants, enfin libérés du regard de leurs parents, sanglotaient abondamment. Les hôtesses de l’air offraient du coca et en un rien de temps c’était déjà l’atterrissage.
L’avion en bout de piste 3 : un sol étranger
Vers 20h, le 30 décembre 1961, un vol commercial KLM atterrit de nuit à l’aéroport de Miami. Deux hommes³ attendent les enfants qui arrivent de Cuba, ils les guident dans les démarches succinctes qui leur permettent d’acquérir le statut de réfugié puis les font mettre en rang devant de gros autocars. Bienvenue à Neverland !
Une scène qui s’était déjà produite de nombreuses fois et qui devait se reproduire très régulièrement jusqu’en 1962. Pas toujours dans les conditions promises aux parents…
En effet, plus de la moitié des enfants accueillis commençaient par passer des semaines ou de longs mois dans des campements, des orphelinats ou des centres pour mineurs problématiques, répartis dans une trentaine d’états, avant de retrouver un semblant de vie familiale.
Certains d’entre elles et eux connaissaient même les mauvais traitements et les abus sexuels. Ils ont eu le courage de se souvenir et de témoigner, ce sera la suite de notre récit…
¹Selon de nombreux articles et témoignages recueillis. Cependant, les documents étant toujours classés, on ne peut l’affirmer avec certitude.
² Je n’ai trouvé aucun témoignage émanant d’une personne afro-descendante ou issue de la ruralité. Par ailleurs, le voyage n’était pas à la portée de tous les budgets. J’en conclus donc que les petit.es Peter Pan cubain.es étaient très majoritairement issu.es de familles blanches et aisées.
³ L’un d’eux est Jorge Guarch, chargé de convoyer les enfants. Il a enregistré toutes les arrivées dans son Diario del Aeropuerto, conservé dans les archives de la Barry University à Miami. On lui doit le chiffre précis des arrivées, jour après jour.
Sources : Operación Pedro Pan, historia de 14,000 niños que volaron fuera de Cuba, article de Diego Urdaneta dans El Nuevo Herald. El olor de las sotanas, El dorso de las profecías et El hombre que va a morir en La Habana dans El Estornudo.
Image à la Une extraite de l’article Operation Peter Pan offered Cuban refugee kids a home in Colorado, but life was no fairy tale sur le site de Colorado Springs Independant. Droits réservés. Hector et Ana Diaz étaient parmi les 14 048 enfants cubains envoyés à Miami dans le cadre de l’Operación Pedro Pan.