Juan sin Nada, docu ou science-fiction ?

Pas Jean-sans-Peur ou Jean-sans-Terre, non. Juan sin Nada. Sans Rien ! Le héros du film est un personnage de fiction, ou plutôt de science-fiction, car c’est un ouvrier cubain qui vit de son salaire sans aucun expédient.

Le documentaire de Ricardo Figueredo Oliva, La singular historia de Juan sin Nada, pose clairement la situation et va jusqu’au bout du raisonnement, en invitant M. et Mme tout le monde à s’exprimer, ainsi que quelques économistes et historiens assez lucides pour appeler un CUP un CUP.

La voix de Luis Alberto Garcia (acteur super populaire) nous guide dans les tribulations de Juan, depuis le jour où il touche sa paye jusqu’au 31 du mois et hop, on rembobine, ad libitum.

250 pesos cubanos (valant au change 10 CUC), c’est ce qu’il touche tous les mois et il n’est pas le plus mal loti…


Une petite révision sur le pourquoi et comment des deux monnaies à Cuba ? Voyez la page CUP et CUC.


Chapitre 1 la libreta

Depuis plus de cinquante ans, la libreta de abastecimiento permet d’acquérir un « panier de base » à prix subventionné (subsidiado), accessible à toute la population. Au début on applaudissait ce chemin vers l’égalité. Aujourd’hui, Juan reçoit chaque mois 7 livres de riz, 5 livres de sucre, 4 onces de café, 1/2 livre d’huile, 5 œufs, 10 onces de haricots noirs, 30 petits pains (à acheter chaque jour), 1 livre de poulet, 1/2 livre de picadillo (ou à défaut, de mortadela) et 11 onces de pollo por pescado, une spécialité cubaine.

Pour le tout, il débourse la somme très modique de 13,55 pesos, n’impactant que peu son salaire. Mais ces quantités sont bien insuffisantes pour tenir le mois entier, sans parler de lait, fromage (hein, quoi ???), fruits et légumes et un petit coup de rhum…

Chapitre 2 agromercado

Libreta et smartphone en main, à l’agro d’un quartier plutôt cossu, La Havane, juillet 2017

Ail, tomates, poivrons, viande de porc… se trouvent à l’agromercado, qui ressemble à nos marchés européens. Toujours en CUP mais très cher pour la plupart des gens. On parle de 4 fois le prix d’achat aux paysans (ça vous rappelle quelque chose ?). Et encore, on n’y trouve pas tout. Pour le savon, un supplément d’huile et autres nécessités, direction…

Chapitre 3 les tiendas en CUC

Après avoir changé ses CUP contre la monnaie forte dans un bureau de change (comme si il partait en vacances), Juan peut s’offrir de temps à autre un déodorant et quelques produits, dans ces tiendas aussi appelées shoppin’, en référence au fait qu’elles étaient autrefois réservées aux touristes et diplomates munis de dollars.

Vous vous étonnez que le savon y soit plus cher qu’en France ? C’est que ces produits d’importation sont lourdement taxés. Et les reinas, pareil.  Elles sont pour les touristes ? Non ? Mais… comment les Cubains peuvent-ils se les offrir ?

Avec l’argent envoyé par la famille ? Mais Juan n’en reçoit pas et d’ailleurs il n’a pas fini de faire ses comptes. Il lui faut encore payer le bus, l’eau, le gaz et l’électricité. On va dire qu’il habite chez sa tia et n’a pas de loyer, sinon le film s’arrêterait. Mais là, il lui reste presque 100 CUP en poche. Ah mais non, il a oublié quelque chose :

Frigo vintage contre frigo chinois

En 2008, le gouvernement a lancé une campagne pour que les foyers balancent leurs frigos fifties et achètent (à qui ?) des modèles récents, qui consommeraient moins. Prix de l’investissement : 7 000 CUP. Certains n’ont pas fini des les rembourser que déjà ces nouveautés donnent des signes de faiblesse.

Image d’archives : Remplacement des frigos américains au profit de modèles chinois, Cuba 2008.

M. Triana, économiste, explique bien que les familles n’étaient pas préparées à ce changement et en paient encore les conséquences, alors que l’État, lui, a fait une bonne opération en récupérant des tonnes de métal. Bref, Juan n’a plus que 40 CUP.

Chapitre 4 le cuentapropismo

Le privé au pays du public : j’ai évoqué la question dans quelques articles, dont Cuba, petit commerce deviendra grand. Mais une nouvelle plongée dans la réalité des ces pionniers est toujours édifiante. Achat des matières premières au prix de détail, taxes sur les ventes et sur les bénéfices, contrôles incessants… Certes leur train de vie a décollé mais il a fallu beaucoup pousser. Et Juan n’a pas les moyens d’y songer. D’ailleurs depuis le film, tourné en 2015, les licences de cuentapropismo ont été gelées.

Chapitre 5 corruption, invention, solutions

Malgré tout, la plupart des Cubains s’en sortent. Ils vivent au jour le jour mais ils s’en sortent. C’est donc qu’il y a des revenus additionnels qui entrent dans les foyers. Mais comment ?

Juan sin Nada, héros du film de Ricardo Figueredo Oliva, Cuba 2016.

L’un dérobe un peu de farine sur son lieu de travail et la vend à un employé d’hôpital qui, lui, prélève une partie du picadillo destiné aux patients pour le vendre à un administrateur qui répare sa maison  avec les matériaux achetés sous le manteau (sic) aux travailleur de la brigade de construction (qui n’est pas près de finir le chantier, à ce rythme), lesquels achètent du lait au retraité du coin. Il y a droit sur sa libreta en raison de son âge mais le vend pour pouvoir rallonger sa ration de café.

Et ainsi de suite… Ce n’est pas du vol remarquez, ou si peu. On appelle ça « se défendre ». Luchar. On fabrique du rhum avec des matériaux soustraits discrètement. On se fait parfois prendre. On travaille du chapeau : et si le taux de change entre CUP et CUC n’était pas de 1 pour 25 mais de 1 pour 10, on s’en sortirait ? Et si, et si…

Chapitre 6 migration économique

Et si on partait ? Mais Juan n’y pense pas. Le visa, les démarches, les lettres d’invitation… tout ça n’est pas à sa portée, avec les 40 CUP qui lui restent. Il préfère espérer un futur meilleur. À la différence de beaucoup de ses contemporains, il ne craint pas que le rapprochement avec les États-Unis, ou l’explosion du tourisme, n’écrasent ses efforts sous le rouleau compresseur de l’argent roi.

Ne manquez pas les aventures de ce héros du quotidien :

Merci de noter que malgré son héros incorruptible qui ne boit pas, ne fume pas et ne sort pas… et malgré sa conclusion optimiste, ce film n’a jamais été diffusé en salles à Cuba. Et que l’une des personnes qui témoignent aurait perdu son travail suite à sa participation au film.


La singular historia de Juan sin Nada
Juan – Jorge Fernández Era
Elpidio – Juan Pin Vilar
Liborio – Eduardo del Llano
Voix off : Luis Alberto García
Scénario et réalisation : Ricardo Figueredo Oliva
Image : Raúl Prado
Productrice : Diana Reyes Barrena
Producteurs associés : Maria Eugenia Barrena Reyes, Vanessa Batista, Guillermo Barbera, Marcos E. Louit Ramos, Michel Matos.
Production : Vangui films / FilmsNomade / Cooperativa Producciones / Newmen Studio / avec le soutien de l’Embajada de Noruega, EICTV, Sundance Institute, Associación Cubana del Audiovisual.

Lieux de tournage : Estudio de Animación. ICAIC, Bodega Unidad 037, Agromercado 19 y B, Servicio de Atencion Familiar Niágara – Línea y 18, Restaurante Pío Pío 23 y 12, Centro Comercial Variedades 23 y 12, Centro Comercial Carlos III et les rues de la Habana Vieja.

Image à la Une : photogramme de La singular historia de Juan sin Nada, droits réservés.


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