Voici l’histoire de Jose Ramón Chacón Vélez, plus connu sous le nom de Chacumbeles, l’étoile brisée du Circo Santos y Artigas. Avant de passer à la postérité à travers l’expression populaire « Hizo como Chacumbele, el mismito se mató », il a connu la misère puis le bonheur de réaliser ses rêves d’apesanteur…
Ascension à la capitale
Jose Ramón est né en 1912 à Santa Cruz del Sur, un petit village de pêcheurs de la province de Camagüey. Sa mère meurt en le mettant au monde et l’enfant vit avec son père et sa petite chienne Lolita. L’année de ses 14 ans, un pauvre cirque passe dans le coin et dès lors, Jose Ramón ne rêve plus que de trapèze et de vie ambulante.
Le jour de ses 20 ans, cyclone et raz de marée rayent de la carte son village de Santa Cruz del Sur. Les morts se comptent par milliers mais José Ramón et Lolita survivent, cramponnés au sommet d’un immense caroubier. Livré à lui-même, le jeune homme prend la route pour La Havane, où sa tante l’accueillera.
La vie est chiche : elle fait des lessives et du repassage, il parcourt le Parque Central toutes les nuits pour s’y faire quelques sous en vendant des gardénias et des mariposas (de nos jours, de nombreux José y vendent leur corps, pour quelques dollars)… Mais le jour, il s’entraîne au Circo Santos y Artigas¹ où il a réussi à se faire embaucher comme valet de piste.
À cette époque la vedette du cirque est le trapéziste polonais Bronislav Korchinsky. Sa partenaire, une jeune Hongroise du nom d’Ilona Szabó, « la Muñequita Húngara », est d’une beauté renversante. Elle a fui le nazisme avec sa famille via l’Argentine, pour atterrir à Cuba (une autre version de l’histoire veut que son amant américain l’ait abandonnée sur l’île).
Outre les acrobates, dresseurs et jongleurs, la distribution compte également avec les nains Manolo y Marga, Juanita La Pingüina, los Hércules Brothers (deux immenses Guanches des Canaries), Adelfa la Mujer Barbuda et La Valpomar, une très jeune fille dotée de petites jambes supplémentaires. Dureté des temps et du regard des hommes sur eux-mêmes… tapez « Circo Santos y Artigas » sur n’importe quel moteur de recherche si vous ne me croyez pas.
Mais surtout il y a Harry Silver, « El Frenesí », un afro-américain venu de Laurel, un bled du Mississipi où sévissait un racisme exacerbé. Comme on peut s’y attendre, il joue du banjo et fait des claquettes. Et pour jongler il passe un costume de jersey moulant et cramoisi… cramoisi comme les joues des dames qui en profitent pour lorgner sa voluptueuse anatomie.
Jose Ramón, devenu Chacumbeles (contraction de son vrai nom Chacón Vélez), se révèle très doué et intègre la troupe. Il en devient même la vedette lorsque Korchinsky part chez le voisin du Nord où un grand cirque lui a proposé un contrat. La chienne Lolita accompagne son maître sur la corde raide et il y a de l’amour dans l’air puisqu’Ilona devient l’amante de l’acrobate.
Pas pour longtemps… car un jour qu’il était en plein numéro, il aperçoit sa belle et Harry Silver en train de s’embrasser passionnément dans les coulisses. De rage, il perd l’équilibre et entraîne dans sa chute Lolita, chienne de cirque. Elle meurt sur le coup et l’acrobate passe de longs mois à l’hôpital pour récupérer de ses blessures.
À la fin tout le monde meurt tragiquement
À sa sortie, boiteux et sans force, il lui est impossible de reprendre son métier de rêve. Une fois de plus, la tante vient à sa rescousse : le mari policier lui trouve un boulot de gardien de la paix et revoilà Jose Ramón patrouillant dans le Parque Central, lieu de ses débuts miséreux à La Havane. Par un petit matin d’avril, profondément déprimé et inconsolable, il finit par s’ôter la vie avec son pistolet de service…
Ilona n’est plus là pour le pleurer : elle avait quitté Cuba pour la France où elle fut, comme des milliers d’autres juifs, capturée, déportée et assassinée par les nazis. Harry Silver va lui aussi se jeter dans la gueule du loup : de retour à Laurel pour revoir une dernière fois sa mère, il a la mauvaise idée de faire de l’œil à une blanche. La nuit même, le Ku Klux Klan le sort de sa maison pour le tabasser et le lendemain on le retrouve pendu, castré, assassiné…
En 1941 Chacumbeles est passé à la postérité (sans son s final) grâce à une chanson d’Alejandro Mustelier enregistrée par le Trío Servando Díaz. Dans cette version, Ilona cherche désespérément son amant dans les rues de la capitale sans se souvenir qu’il s’est suicidé, ce que le refrain lui serine pourtant sur tous les tons.
Peut-être que l’histoire contée plus haut n’est qu’une extrapolation à partir d’une anecdote inventée pour la chanson ? C’est ce que beaucoup pensent, en raison de quelques incohérences et du manque de preuves. Cependant on sait que Santos, l’un des directeurs du cirque, tenait un journal de tous les événements survenus dans sa troupe.
Ce qui est sûr c’est que dans les années 39-40, les cubains étaient tirés hors de leur insularité par le fracas des tragédies survenues en Europe. Ils ne pouvaient pas non plus ignorer la cruauté des mœurs racistes de la Louisiane, du Mississipi et de l’Alabama. Les réfugiés affluaient mais certains étaient refoulés (voir Hérétiques, le roman de Léonardo Padura qui évoque le sinistre épisode du Saint Louis). L’île elle-même vivait une instabilité sociale qui maintenait dans la misère une grande partie de la population. Des Chacumbeles aux ailes brisées, il y en avait beaucoup…
¹Le Circo Santos y Artigas a été fondé en 1916 par deux imprésarios qui avaient commencé comme distributeurs et producteurs de cinématographe. Ils ratissaient les deux Amériques pour y trouver les meilleurs numéros et produire les shows les plus impressionnants de l’île. L’entreprise a fonctionné jusqu’à la fin dans les années 60. Le chapiteau de Santos et Artigas joue un rôle cocasse dans le film Las Doce Sillas de Tomás Gutiérrez Alea (1962).
Voir l’article Conoce la historia de Chacumbele sur le site Panorama.
Voir également sur l’excellent blog Circo Méliès l’article El Gran circo popular cubano.
Photo à la Une : portrait de Chacumbeles, auteur inconnu.