Vestige urbain : de l’énorme Ciné-Teatro Oriente il ne reste que la carcasse échouée au bas de la calle Enramadas, légèrement à l’écart des quelques pâtés de maisons fréquentés par les touristes.
C’est dans cet état que je l’ai découvert en 2012 et revisité à plusieurs occasions. Une carcasse en effet, dont seules les proportions laissent imaginer qu’il a été l’un des monuments les plus majestueux de Santiago de Cuba. L’enseigne à l’étoile grince à tous les vents et l’ensemble dégage une atmosphère de spleen pesant. Fascinant… et photogénique aussi il faut l’avouer.
(…) Je marche dans la ville, je la reconstruis
jour après jour, lorsque je la contemple en vain ;
et puis je la reperds, et me voilà qui fuis
en protégeant ma rêverie avec ma main. (…)Gastón Baquero Poèmes (1942) traduction Claude Couffon dans Poésie cubaine du XXe siècle (1997).
J’étais loin d’imaginer son histoire mouvementée jusqu’au jour où je suis tombée sur une photo récente de la façade replâtrée et du perron transformé en boutique. Elle illustre un article de Reinaldo Cedeño¹ dans Oncuba Magazine dont les lignes qui suivent sont largement inspirées :
À défaut de remettre des portes vitrées on a donné un coup de peinture. Mais la rénovation n’est que façade : fils barbelés et chaînes défendent l’entrée du bâtiment. Dans l’obscurité on devine les solides parois et leurs stucs défraîchis, les briques réapparues et le cadre de scène vide de ce qui fut le Teatro de la Reina, ouvert au public en 1850.
Une capacité énorme pour une ville de cette taille : 1300 places réparties entre parterre, loges et balcons, dans cette calle Enramadas qui devait devenir l’artère où voir et être vu de Santiago de Cuba.
Années d’opulence
La danseuse russe Anna Pavlova s’est produite sur cette scène. En 1906 l’impresario mexicain Enrique Rosas y proposa une attraction moderne : Le Voyage dans la Lune de Georges Méliès. C’était la toute première séance de cinématographe dans l’Oriente cubain !
De nombreuses suivront puisque le Teatro de la Reina, devenu Ciné-Teatro Oriente, faisait partie du réseau des salles programmant les films en exclusivité.
Plus tard, Benny Moré et Libertad Lamarque fouleront ses planches. Alicia ALonso avec le Ballet Nacional de Cuba évidemment. Le Teatro Estudio y est passé en tournée, la compagnie d’Antonio Gadès aussi.
Deuxième chance ?
Mais le déclin fut rapide. L’Oriente devint le siège du Ballet Folclórico Cutumba et au passage quelques rangs du parterre furent ôtés pour agrandir la scène. L’inauguration du Teatro Heredia en1991, au beau milieu de la crise dite pudiquement « periodo especial », aura peut-être donné le coup de grâce. L’État, devenu seul opérateur culturel, ne pouvait entretenir tous les lieux de spectacle… Quelques années plus tard, le rideau tombait durablement.
Mais le Teatro Heredia, moderne, fonctionnel, est situé à la sortie de la ville et ne peut tenir dans le cœur des Santiagueros la place symbolique qu’occupait l’Oriente, en plein centre historique.
Ressusciter le Ciné-Teatro Oriente aujourd’hui ? Cela pourrait contribuer à dissiper cette mélancolie qui étreint la cité, mais ce serait un travail complexe et coûteux. Pourquoi pas, puisque pour le Teatro Marti de La Havane, le Sauto de Matanzas, le Terry de Cienfuegos et bien d’autres on a su trouver les fonds ?
À moins que ce ne soit déjà trop tard : La dernière génération n’a jamais passé les portes de l’Oriente. Les jeunes jouent au ballon contre sa façade arrière (calle Jaguey) sans savoir sans doute que leurs parents y ont profité de l’obscurité pour s’embrasser pendant le film…
À l’occasion du 500e anniversaire de la fondation de Santiago de Cuba en 2014, tous les espoirs étaient permis. Plusieurs monuments ou édifices remarquables ont été sauvés de la noyade, dont l’hôtel Imperial à quelques mètres de là.
Mais pour l’Oriente, rien. Ou presque : sur le terrain attenant trône depuis peu un petit marché d’artisanat avec cafeteria. Flambant neuf, ripoliné. Et la calle Enramadas est transformée en artère piétonne de bout en bout, signe qu’on y espère beaucoup de touristes et une activité commerciale accrue.
Insensible à la vie retrouvée du quartier, l’Oriente continue de dresser ses murs solitaires et chargés d’histoire, dans l’attente d’une deuxième chance. Avec le temps…
¹ Journaliste, poète, scénariste et critique né à Santiago de Cuba en 1968.
À lire : le bel article (en espagnol) de Reinaldo Cedeño dans Oncuba Magazine : Teatro Oriente: del glamour a la osamenta