PM : ciné, censure et clap de fin

1960 : les jeunes cinéastes Sabá Cabrera Infante et Orlando Jiménez Leal sortent leur petite caméra, un magnéto et quelques mètres de pellicule pour aller filmer la nuit havanaise.

Ce sera P.M., un court métrage en noir & blanc d’à peine 1/4 d’heure. Ce film hante toujours l’histoire du cinéma d’une part, et de Cuba, de l’autre. Pourquoi ?

C’est la nuit, la lancha de Regla accoste sur l’avenida del Puerto. Des citadins de tous âges se dirigent vers les bars où des musiciens passablement allumés assurent l’ambiance. On danse, verre de bière à la main. Les hommes se pressent au comptoir, les femmes aussi.

La rue est noire de monde, il y a de la drague, de l’alcool et de la fatigue dans l’air… Allez, un sandwich au kiosque du coin et c’est le retour vers les faubourgs, de l’autre côté de la baie, là où vivent la plupart de ces inconnus.

Pas de quoi crier au scandale à première vue ? Mais ce petit film expérimental a déclenché une des premières crises entre la communauté artistique cubaine et le nouveau régime.

Boire ou faire la révolution, il faut choisir

Pourtant P.M. est passé à la télé. Sauf qu’au moment de le sortir en salles, au printemps 1961, le tout nouveau (et puissant) ICAIC a refusé.

Le débarquement de la Baie des Cochons venait d’avoir lieu, le monde avait les yeux rivés sur Cuba et la sensualité du film ne correspondait pas à l’image de l’Homme Nouveau que le gouvernement souhaitait transmettre.

P.M., scène de bar.

Selon la commission qui l’a examiné, le film était « nocivo a los intereses del pueblo cubano y su Revolución » : nocif aux intérêts du peuple cubain et de sa Révolution.

Trop d’images rappelaient la mauvaise réputation de La Havane pré-révolutionnaire : tourisme sexuel et vices en tous genres. Ou tout simplement, le fait que les travailleurs n’aspirent qu’à boire et danser après le boulot, revêtait en ces temps d’engagement un caractère scandaleux…

La censure du film, allant jusqu’à la confiscation de la pellicule, provoqua d’énormes remous dans le monde artistique. Une réunion à la Bibllioteca Nacional y mit fin de façon radicale.

Une déclaration historique

En effet, c’est là que le chef de l’État prononça son célèbre discours « Paroles aux intellectuels », qui se termine ainsi :


« Cuáles son los derechos de los escritores y de los artistas revolucionarios o no revolucionarios ? Dentro de la Revolución : todo. Contra la Revolución : nada. »
Quels sont les droits des écrivains et des artistes, révolutionnaires ou non ? Dans la Révolution : tout. Hors de la Révolution : rien.


Dans les grises années qui ont suivi, beaucoup des protagonistes de cette affaire ont quitté Cuba. Quant au film, il n’a pas complètement disparu puisqu’on peut le visionner sur internet, dans une version de piètre qualité il est vrai.


Après l’affaire P.M. Sabá Cabrera Infante (frère de l’illustre écrivain) a profité d’un voyage pour demander l’asile en Italie. Installé à New York dès 1966, il a continué son activité créatrice mais on n’a plus entendu parler de lui à Cuba. Il est mort à Miami en 2002.

Orlando Jiménez Leal a gagné les États-Unis puis Madrid, où il réside toujours. On lui doit notamment Mauvaise conduite, réalisé avec Néstor Almendros, sorti en France en 1984. Des exilés cubains y témoignent des purges auxquelles ils ont été soumis à Cuba.


Dommage qu’avec cette affaire, on ait oublié de saluer la beauté formelle et la profondeur de cet essai cinématographique, qui annonçait une « nouvelle vague » à la cubaine, en réponse à l’esthétique néo-réaliste qui prévalait à l’époque.

Avec le recul, on peut aussi s’amuser à noter ce qui a changé dans l’image : Aujourd’hui les casquettes remplacent les panamas et les danseuses sont sanglées dans du lycra, pas dans du coton blanc… Et ce qui est immuable : la moiteur de la nuit, un espace dominé par les hommes où les femmes sont des proies faciles.

PM – Orlando Jimenez Leal, Saba Cabrera (1961) mixité au comptoir

On peut y voir également un brassage social – blancs et noirs partageant les mêmes comptoirs – et une liberté sexuelle qui commencent à réapparaître au cinéma, 50 ans plus tard… Alors qu’une nouvelle génération de cinéastes repart à l’assaut de la nuit pour en conter les délices et les dérives.


PM – Orlando Jimenez Leal, Saba Cabrera (1961) La lancha de Regla

P.M. est visible sur Vimeo dans la Fleitas Cuba Collection qui recèle bien d’autres raretés et films d’archives sur le Cuba des années 50.

Voir  l’article de Carrie Hamilton sur le blog Notches : Sex, race and censorship in Cuba: Historicising the P.M. affair.

Image à la Une : photogramme de P.M., court métrage noir & blanc de Sabá Cabrera Infante et Orlando Jiménez-Leal, Cuba, 1961.

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