Les nouvelles patronnes de Cuba

Un soir d’octobre à La Havane je suis montée par hasard dans un taxi conduit par une femme. Pendant que nous descendions la calle 26, direction le Malecón, j’ai bien essayé de l’interroger sur son choix de carrière, mais la dame n’était pas bavarde. Arrivée à destination, j’avais quand même appris qu’elle était l’une des deux seules femmes à exercer ce métier dans la capitale cubaine. Or 32 % des travailleurs indépendants, alias cuentapropistas cubains sont des femmes. Qui sont-elles ? J’ai eu envie d’en savoir plus…

Sauter le pas

Carmen¹ dirige un salon de coiffure à La Havane. Entre radio à plein tube et ronron des ventilateurs, elle se plaint des difficultés pour se procurer le matériel, et aussi de l’excès de paperasse… mais à part ça elle ne regrette pas son choix.

Autrefois, son salaire d’employée de l’État était de 255 CUP, qu’elle arrivait à doubler en pourboires. Aujourd’hui installée à son compte dans le même local, elle paie 1000 CUP de location mais elle en gagne 5000.

Et elle continue de cotiser pour son droit au congé maternité et à la retraite… qui seront administrés par l’État, dans un mélange privé-public bien typique de l’île en ce début de XXIe siècle !

Cette question du congé mat’ revêt une importance stratégique, j’y reviens dans un moment. Mais pour l’instant concentrons-nous sur la spécificité d’être une femme dans ce secteur en plein développement et ultra concurrentiel. Car c’est un fait acquis, l’enrichissement personnel n’est plus un scandale, bien qu’il soit très encadré. Mais… tout le monde y a-t-il un égal accès ?

Une étude récente² révèle que les femmes ont plus de difficultés à obtenir un financement, notamment parce que le marché en lui-même est un espace social historiquement construit par des hommes, qui se transmettent entre eux l’expérience de la négociation et d’autres petits trucs du commerce, en excluant les femmes du processus.

Par ailleurs la même étude précise que ces femmes qui sautent le pas ne cherchent pas vraiment d’épanouissement professionnel, mais surtout une amélioration de leur niveau de vie. En effet, bien que très souvent diplômées, les métiers qu’elles peuvent exercer comme cuentapropistas tournent presque toujours autour des services à la personne : cuisine, ménage, beauté… des secteurs où leurs années d’Université ne leur serviront pas à grand chose.

Betty¹, licenciée en études socio-culturelles, a ouvert un salon de beauté après avoir exercé des années comme institutrice. Tatiana¹ a fait une collecte dans son entourage pour ouvrir une pizzeria, mais l’investissement n’a pas suffi et elle doit renoncer. L’absence d’un marché de gros³ où acheter la matière première ne l’a pas aidée…

Il est vrai que la Banque Centrale de Cuba propose des crédits, mais la confiance n’y est pas. En 2014 seulement 0,1 % des travailleurs privés auraient eu recours à un prêt bancaire. Les micro-crédits spécifiques pour les femmes, qui existent dans d’autres pays d’Amérique Latine, n’arrivent pas à Cuba. Pas plus que le crowdfunding, embargo oblige (ou plutôt interdit). Pas plus que PayPal qui faciliterait les chose dans le secteur touristique…

Qu’en pensent les hommes ?

Les femmes, la plupart du temps, ont des rôles assignés dans leur foyer. Ce qui leur laisse peu de temps pour envisager de se lancer à leur compte… et la plupart de leurs hommes n’ont pas vraiment envie de remettre cet équilibre en cause. Ce n’est pas moi qui le dis mais toujours la fameuse étude² citée plus haut.

Donc comme partout ailleurs, nos nouvelles entrepreneuses se retrouvent avec des doubles journées chargées, entre la pizzeria, la lucha pour trouver les matières premières, les devoirs des gosses et la tenue de la maison…

Un mari a aussi du mal, en général, à accepter que son épouse gagne plus que lui. On ne parle pas là d’un revenu légèrement supérieur mais d’une différence colossale entre un salaire d’État et les bénéfices des travailleurs indépendants. Certains en font des dépressions, ou parfois se décident à s’embaucher dans l’affaire familiale. Mais alors l’épouse devient la patronne et un nouveau cycle de problèmes commence… Bref, les vieux schémas machistes, comme d’hab. Un sujet brûlant qui n’est pourtant pas débattu dans l’espace public…

D’autres témoignages en page 2 :

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